Proposition

La culture pour tous, comment faire ?

Pour réduire les inégalités d’accès à la culture, la collectivité doit financer les grands équipements, mais aussi soutenir la création artistique et sa diffusion sur l’ensemble du territoire, et mener des programmes ambitieux d’initiation à l’école. Sous certaines conditions, des « chèques culture » ont aussi leur utilité. Les propositions du sociologue Philippe Coulangeon.

Publié le 18 août 2023

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Modes de vie Catégories sociales Culture et loisirs

En matière de démocratisation de l’accès à la culture, le bilan des 60 dernières années est assez mitigé. Les politiques mises en œuvre ont contribué à réduire les fractures territoriales d’accès à l’offre culturelle. Les données des enquêtes sur les pratiques des Français du ministère de la Culture indiquent ainsi, depuis les années 1970, une réduction des écarts. Sur le plan des inégalités sociales proprement dites, l’impact de ces dispositifs apparaît beaucoup plus modeste. Globalement, les disparités sociales d’accès à la culture demeurent assez stables, quand elles n’ont pas même tendance à augmenter. C’est le cas, par exemple, de l’écoute de musique classique : cette pratique concerne un public de plus en plus réduit et âgé, au sein duquel le poids des classes supérieures diplômées se renforce.

Si ce constat d’inertie peut être en partie imputé à la modestie ou à la mauvaise répartition des moyens alloués aux politiques de démocratisation de la culture, l’échec relatif de ces politiques interroge la doctrine dont elles s’inspirent. Fondée sur une conception très unilatérale de la réduction des écarts d’accès à la culture dite « savante », cette doctrine se heurte aux évolutions de la société.

La massification scolaire amène sur les bancs des collèges et des lycées, et de plus en plus sur ceux des universités, des jeunes issus de milieux éloignés des répertoires [1] de la culture académique, qui sont aussi porteurs de goûts, d’habitudes et de références qui concurrencent la culture scolaire et créent une nouvelle culture juvénile. Celle-ci est aussi au cœur de l’extension de l’emprise de l’industrie de la culture et des médias (Amazon, Netflix, Disney, etc.) qui s’adresse prioritairement à ces classes d’âge. Massification scolaire et massification culturelle sont ainsi en partie liées et participent à réduire la frontière entre les répertoires savants et populaires. Qu’il s’agisse de films, de musique ou de spectacles par exemple, les produits de l’industrie culturelle sont désormais présents dans toute la société, y compris chez les catégories sociales les plus culturellement élitistes, qui en sont, elles aussi aujourd’hui, de grandes consommatrices. La mondialisation et l’intensification des échanges de biens et de contenus culturels favorisent la rencontre des autres cultures.

Dans ces conditions, le privilège culturel des classes supérieures réside aujourd’hui autant, sinon davantage, dans leur aptitude à manier la variété des répertoires, savants et populaires, locaux et cosmopolites, que dans leur seule familiarité avec les formes traditionnelles de la culture « savante ». Celle-ci tend même à décliner plus fortement au sein des classes supérieures qui en étaient autrefois les plus proches. Ainsi par exemple, la lecture de livres, qui demeure plus intensive chez les diplômés que chez les non-diplômés, chez les cadres supérieurs que chez les ouvriers, subit au fil du temps un déclin plus prononcé chez les premiers que chez les seconds.

On pourrait en conclure à une forme paradoxale de démocratisation par suite de la désaffection des élites pour les pratiques autrefois les plus socialement distinctives. Ce serait négliger le pouvoir aujourd’hui non moins distinctif des formes d’éclectisme culturel qui viennent d’être évoquées. La culture de « l’honnête homme [2] » ne se confond plus avec celle des humanités classiques [3], mais l’articule à des emprunts multiples aux cultures populaires et aux cultures du monde. Mais cette diversité des goûts, des pratiques et des répertoires est beaucoup plus prononcée au sein des classes supérieures diplômées qu’au sein des classes populaires. De ce fait, les formes contemporaines de la disqualification culturelle ne concernent pas seulement la distance à la culture « légitime », que la massification scolaire tend malgré tout à atténuer, mais, aussi et sans doute, davantage des pratiques peu variées et marquées socialement. C’est le sens de la métaphore de « l’omnivore » et de « l’univore » [4] popularisée par le sociologue américain Richard Peterson au début des années 1990 [5].

Quel horizon émancipateur ?

L’ensemble de ces évolutions complique singulièrement l’élaboration et la mise en œuvre des politiques de réduction des inégalités culturelles, qui naviguent entre deux écueils. D’un côté, la tentation de tout relativiser court le risque, au nom de l’égale dignité accordée à la variété des pratiques, d’enfermer chacun dans les limites étroites des répertoires culturels qui lui sont propres et de perdre ainsi toute visée émancipatrice : culture « savante » ou éclectique pour les élites, culture commerciale pour les classes populaires, culture jeune pour les jeunes, etc. De l’autre, la poursuite de politiques fondées sur une définition étroite des répertoires légitimes occulte la redéfinition d’un privilège culturel aujourd’hui fondé bien davantage sur la variété des goûts et des pratiques. L’horizon émancipateur de la politique culturelle ne peut ainsi se réduire à la démocratisation de l‘accès à la culture « savante » même si, dans ce domaine, beaucoup reste à faire. Il doit aussi permettre au plus grand nombre d’accéder à cette diversité culturelle.

Dans ce contexte, la réduction des inégalités d’accès à la culture doit s’appuyer sur trois piliers. Le premier demeure celui des grands équipements de création et de diffusion culturelle (musées, scènes nationales, etc.) qui conservent un rôle éminent sur l’ensemble du territoire national, mais dont le financement pourrait être davantage conditionné qu’il ne l’est aujourd’hui à la conquête de nouveaux publics.

Le second pilier concerne l’ensemble des structures intermédiaires de création et de diffusion culturelle ancrées dans la vie des quartiers et des territoires, seules à même de faire vivre au quotidien et dans la continuité la rencontre de formes artistiques diversifiées. Il faut renforcer le soutien public qui leur est indispensable.

Le troisième pilier est celui, trop longtemps délaissé, de l’éducation artistique et culturelle, dans un pays où la politique culturelle a assez largement tourné le dos, sous la Ve République, à celle de l’éducation. La démocratisation de la culture est avant tout affaire de médiation entre les œuvres et leurs publics. Cette tâche appelle le renforcement d’un partenariat des établissements scolaires avec les établissements culturels qui ne saurait se réduire à une tarification préférentielle ou à l’organisation de séances dédiées aux publics scolaires. On pense ici au co-pilotage de projets pédagogiques de long terme autour d’activités artistiques et culturelles associant des artistes intervenants, sur le modèle du programme « Dix mois d’école et d’opéra » de l’Opéra de Paris ou encore du programme « Orchestres à l’école », un peu partout en France. Des partenariats de ce type pourraient figurer plus systématiquement à l’agenda des politiques publiques de la culture, à l’échelle nationale comme à l’échelle locale.

Logique de l’offre et logique de la demande

Plus largement, l’efficacité des politiques de réduction des inégalités d’accès à la culture appelle à repenser l’équilibre entre une logique de soutien de l’offre, qui demeure prévalente dans la conception française des politiques culturelles, et une logique de soutien de la demande. Celle-ci peut se faire par le biais de « chèques culture » par exemple, mais cette option délicate à mettre en œuvre, comme le montrent les exemples récents, en Italie et en France avec le « pass Culture [6] », peut apparaître comme une aubaine pour les mastodontes de l’industrie culturelle et les géants du numérique. Dans ce cas, la collectivité finance moins la démocratisation culturelle que les profits de ces grandes entreprises. Cela en dépit des garde-fous posés à l‘utilisation des sommes distribuées aux jeunes consommateurs, dont seule une partie peut être dépensée auprès des grandes enseignes de la distribution culturelle et du numérique. Ce type de dispositif nécessite donc un encadrement assez strict de la nature des dépenses autorisées.

La justification principale des politiques de l’offre culturelle tient en effet à la fragilité économique de la production et de la diffusion d’œuvres et de répertoires qui ne rencontreraient pas nécessairement une demande suffisante pour en assurer la survie s’ils étaient abandonnés aux lois du marché. On perçoit bien en ce sens le risque sur la qualité de l’offre – il faut aussi pouvoir par exemple financer des œuvres novatrices, d’artistes très peu connus, etc. – que comporterait un basculement complet vers une logique prédominante de soutien de la demande. Il n’en reste pas moins que cette dimension ne saurait demeurer le point aveugle des politiques culturelles. Celle-ci vient aussi rappeler que la réduction des inégalités culturelles ne peut se substituer à celle des inégalités sociales dont elle est largement dépendante. Si, pour beaucoup de nos concitoyens, la culture demeure un luxe, c’est aussi et surtout car elle leur est économiquement inaccessible.

Philippe Coulangeon
Sociologue, directeur de recherche au CNRS, membre de l’Observatoire sociologique du changement à Sciences Po.

Extrait de Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions. Sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, édité par l’Observatoire des inégalités, novembre 2021.

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[1Répertoire culturel : détail des pratiques culturelles d’une personne.

[2Honnête homme : désignait à l’époque des Lumières un bourgeois ou un noble reconnu pour sa culture générale.

[3Humanités classiques : connaissances savantes en littérature, langues anciennes, arts, etc.

[4Omnivore et univore : qui mange une grande variété d’aliments (omnivore) ou un seul type (univore).

[5Voir « Le passage à des goûts omnivores : notions, faits et perspectives », Richard Peterson, Sociologie et sociétés vol. 36 n°1, 2004.

[6Crédit de 300 euros en 2023, alloué aux jeunes de 18 ans pour des activités et produits culturels.

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Date de première rédaction le 18 août 2023.
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