Actualité de l’Observatoire

« Petites histoires de quartiers »

Avec « Petites histoires de quartiers » (Océan éditions), son auteure, Julia Billet, se fait observatrice des inégalités du quotidien. Un recueil de nouvelles destinées aux adolescents qui aborde notamment la question des discriminations, des inégalités entre milieux sociaux ou entre filles et garçons.

Publié le 21 octobre 2010

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|Les mots sont des armes. Ceux de Julia Billet, auteure de Petites histoires de quartiers (Océan édition) le sont à travers ce qu’ils expriment de notre société dans ce qu’elle a de plus profond et de sensible. Ce recueil de nouvelles est une façon d’observer les mêmes inégalités à travers un regard différent et accessible à un très large public. Le roman offre un outil complémentaire aux citoyens pour comprendre notre société. Et la changer. Louis Maurin |

Présentation de l’ouvrage :

Dans ces Petites histoires de quartiers, on rencontre un adolescent qui rêve d’être journaliste et ne supporte plus qu’on lui demande ses origines, un autre qui se demande ce qu’il fera de sa vie alors qu’il fait tant de fautes d’orthographes, des filles qui ne peuvent pas sortir le soir parce qu’elles sont des filles justement, des hommes et des femmes qui aimeraient vivre sans craindre le regard des autres, une petite fille qui voudrait se dépêcher de grandir pour échapper à l’ogre... Tous vivent dans leur quotidien une forme d’inégalité. Parce qu’ils ne sont pas dans cette ’norme’ qui voudrait gommer ce qui rend chacun de nous unique, ils se heurtent aux petites ou aux grandes injustices, aux violences ou au rejet. Dix-sept petites histoires, parfois drôles, parfois graves, qui viennent rythmer des bouts de vie de héros très ordinaires.

Extrait :

Les filles, c’est tellement compliqué !

« Laisse tomber, t’es une fille, tu peux pas comprendre. » Une fois de plus, Joyce se trouvait face à cette sentence sans appel. Elle y avait droit régulièrement, particulièrement depuis qu’elle était entrée au collège, trois ans auparavant. Ce qu’elle ne pouvait pas comprendre, c’est pourquoi les garçons finissaient toujours par lui assener cette phrase, alors qu’ils avaient joué au foot ensemble ou bien partagé des morceaux sur leurs Mp3, quelques minutes seulement avant que le couperet ne tombe. Elle avait beau y penser, elle ne voyait pas ce qu’elle ne pouvait pas comprendre, parce qu’elle n’avait pas le même petit machin qu’eux entre les jambes. Il s’agissait bien de cela, elle en était certaine. C’était une façon d’interrompre leurs jeux ou leur discussion et de la laisser en plan, muette à chaque fois, parce qu’en effet, que pouvait elle répondre à cela ? Oui, elle était une fille, aucun doute là-dessus, et eux des garçons, et oui, elle ne pouvait pas comprendre ce qu’ils lui disaient à ce moment-là. Elle tournait le dos, haussait les épaules et retenaient ses larmes pour ne pas leur donner ce plaisir. Joyce revenait à la récréation suivante, et la bande ne voyait aucun inconvénient à ce qu’elle garde les buts, elle était particulièrement habile à retenir les ballons et empêcher l’équipe adverse de marquer.

Ce qui était d’autant plus compliqué pour elle, c’est que les filles n’hésitaient pas à lui rétorquer, quand elle tentait des approches de ce côté-là : « tu ne peux pas comprendre, t’es pas une vraie fille ».

C’était carrément incompréhensible, parce qu’elle était une vraie fille et n’avait aucun doute là-dessus. Elle préférait les jeux dits « de garçons » par ses copines aux jeux dits « de filles » par ses copains. Ce qui là encore, la laissait songeuse, ne voyant pas en quoi le ballon était un objet réservé aux hommes dès qu’il fallait lui courir après et shooter. Le volley ou le hand ball étaient considérés comme des sports féminins, le foot et le rugby comme masculins. La seule différence qu’elle y voyait était d’y mettre ou ne pas y mettre les pieds, et cela ne lui donnait pas de réponse sur le pourquoi de la chose.

Joyce, de retour de récréation, ce lundi matin, excédée par cette semaine qui recommençait comme toutes les autres semaines depuis le premier trimestre par la fichue phrase « tu peux pas comprendre, t’es pas une fille », leva le doigt, en cours de SVT pour demander à la prof :

« Madame,vous pourriez nous expliquer la différence entre les garçons et les filles ? » Cela lui valut de se mettre à rougir jusqu’au bout des doigts de pieds quand elle comprit ce qu’elle venait de dire. Les autres ne retenaient pas leurs rires ni les petites phrases salaces que leur inspirait cette sortie. La prof sentit bien que la question n’était peut être pas exactement celle qui était posée et tenta de remettre de l’ordre dans la classe, tout en demandant à Joyce : « je ne suis pas sûre de bien comprendre, pourrais-tu reformuler ta question autrement ? ». Mais Joyce avait coincé les mots dans sa gorge et ne put aller plus loin. La prof se promit de prendre un moment pour en savoir plus ; elle ne put le faire, tant Joyce partit vite après le cours, pour éviter les quolibets de ceux qu’elle s’était mise à haïr d’un coup.

Ce lundi, elle passa la récréation dans son coin, évitant filles et garçons. La suite de la semaine fut du même acabit. Elle préféra la solitude, même quand ses copains lui proposèrent une partie de foot, un peu inquiets de cette soudaine défection. Joyce avait beau être une fille, ils l’aimaient bien et reconnaissaient qu’elle avait quelques talents comme gardien (pas gardienne, s’entend !) de but.

Joyce se referma sur sa solitude, les semaines qui suivirent, à tel point que ses profs s’aperçurent du changement et commencèrent à s’inquiéter. Son prof principal lui demanda de rester après un cours et lui demanda : « tu as des problèmes à la maison ? Quelque chose ne va pas ? » Elle tenta de le rassurer en lui disant que tout allait pour le mieux et que non, elle allait bien, elle ne comprenait même pas pourquoi il lui demandait cela.

Joyce devint une adolescente solitaire, plus vite qu’il ne faut pour le dire. Ses notes s’en ressentirent rapidement : elle n’avait plus goût à tout ce qui concernait le collège. Elle passait ses récréations à lire, elle avait découvert ce nouveau sport qui ne lui envoyait pas de phrases désagréables dans la figure mais au contraire lui donnait parfois quelques réponses à ses questions. La lecture l’amenait surtout ailleurs et c’est ce dont elle rêvait le plus : être ailleurs, là où les filles ne sont pas traitées de filles ou de garçon manqué.

Le conseiller d’orientation avait coutume de rencontrer chaque classe, une fois dans l’année. Ce fut le tour de la classe de Joyce. Il s’agissait de commencer à envisager un avenir professionnel, ce qui était un véritable casse-tête pour la plupart des collégiens. Un certain nombre de garçons s’imaginaient joueurs de foot professionnels ou pompiers, sans pour autant savoir ce qu’ils devaient faire pour y parvenir, mais dans l’ensemble, les adolescents trouvaient incongrue cette demande. M. Amar faisait un tour de table et quand il était arrivé à Joyce, il lui avait posé la sempiternelle question :

« et toi, que voudrais-tu faire ? »

« écrivaine, je serai écrivaine »

« tu veux dire écrivain ? Ce n’est pas vraiment un métier tu sais, il n’existe pas d’études particulières pour devenir écrivain et on ne peut guère compter sur cela pour gagner sa vie. As-tu une autre idée ? » Joyce n’en avait pas d’autre, ou plutôt, elle préféra garder pour elle son rêve, devenir gardien de but dans une équipe de foot mixte. Autant dire quelque chose d’impossible en professionnel.

« qu’est-ce qui te plaît dans le travail d’écrivain ? »

« l’idée d’écrire des livres qui fassent rêver, et aussi être un peu seule, ne pas avoir besoin de fréquenter trop de gens, ne pas avoir de chef »

« tu te rends compte que ce que tu me dis ne convient pas ? Je te parle de métier, tu me réponds écrivain, autant dire passe-temps, loisir… J’aimerais que tu réfléchisses bien et que tu me dises ce que tu voudrais faire.

« je veux être écrivaine ou bien goale, avec un E, autrement, rien. »

« et pourquoi pas mécanicien ou plombière ! » répondit M. Amar, agacé par Joyce.

Le conseiller d’orientation n’insista pas plus longtemps mais sur la fiche navette récapitulative, inscrivit : « Pas d’idée ».

Quand au dernier trimestre, le principal fit passer un papier à remplir sur les vœux d’orientation, et le métier ciblé, Joyce demanda à ses parents d’écrire « conseillère d’orientation », en se disant que cette fois, on ne lui effacerait plus ses idées. Elle n’avait aucune envie de passer sa vie dans un collège, de classe en classe, à demander aux ados ce qu’ils voulaient faire de leur vie, mais elle avait envie d’avoir la paix et sentait bien qu’on ne pourrait pas cette fois lui dire qu’elle n’avait aucun désir raisonnable.

M. Amar était dans le bureau du principal quand il lut la fiche de Joyce. Il ne fut pas dupe, se doutant que Joyce avait botté en touche pour être tranquille, voire pour se moquer de lui. Il leva le nez et lança au principal : « décidément, je ne comprendrai jamais rien aux filles ! » Ce à quoi le principal lui répondit en riant : « Laissez tomber, même à deux, on n’y arrivera pas, les filles sont tellement compliquées ! ». Les filles, c’est tellement compliqué !

Extrait de Petites histoires de quartiers, Océan Editions, 2010, 197 pages, 11 euros.

Date de première rédaction le 21 octobre 2010.
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