Entretien

« Le mérite est comme un personnage à deux faces ». Entretien avec la sociologue Annabelle Allouch

On a besoin de l’idée de mérite pour fixer des critères de justice dans la répartition des richesses ou des diplômes, par exemple. Mais cette notion sert aussi souvent aux plus favorisés à justifier l’ordre établi. Entretien avec la sociologue Annabelle Allouch, autrice d’un ouvrage intitulé Mérite.

Publié le 30 mai 2023

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Éducation Catégories sociales Système scolaire

Le mérite, on en parle beaucoup, mais cette notion n’est pas si souvent définie de manière précise. De quoi s’agit-il au fond ?

Le mérite, c’est comme un personnage à deux faces. D’un point de vue que l’on pourrait dire « neutre », c’est un principe qui permet de justifier la manière dont on distribue la richesse, des diplômes ou des positions sociales, par exemple. Des choses rares, auxquelles tout le monde ne peut pas avoir accès en même temps. Il faut donc trouver une manière de les répartir. Dans nos sociétés, on considère que le mérite repose sur différents éléments : l’effort personnel, la moralité, ainsi que le talent, qui seraient en quelque sorte « propres à chacun ». En cela, le mérite s’oppose par exemple au hasard, à la chance. Comme l’ont montré François Dubet et Marie Duru-Bellat notamment [1], c’est un élément essentiel du sentiment de justice que nous avons à l’égard d’une institution comme l’école. Concrètement, quand un enseignant attribue des notes, toutes les personnes dans la classe acceptent que cette note représente le mérite de l’élève qui a rendu sa copie.

Le mérite a une autre face, plus sombre, celle qui a été mise en avant notamment par les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron [2]. C’est aussi un discours, un récit produit par les dominants sur la valeur des uns et des autres, qui permet de rendre légitimes les inégalités sociales. C’est donc une rhétorique, une fiction qui justifie la place des uns et des autres dans la société. En fait, on oscille toujours entre ces deux faces, qui se complètent.

Concrètement, comment ça marche ?

Le mérite, ce n’est pas abstrait, c’est quelque chose qui fait partie de notre quotidien. Si on cherche du travail, par exemple, on va mettre en avant ses diplômes, ses expériences particulières. Et il n’y a pas que le contexte professionnel : pour séduire quelqu’un aussi, on va mettre en avant ses talents ! Quand on parle de personnages connus, il est très intéressant de regarder la manière dont leur vie est racontée, ce qu’on dit de leur origine, de leur parcours. Ainsi, lorsque les gens sont d’origine très modeste, on décrit leur mérite, les efforts qu’ils ont faits pour arriver là où ils sont. Le paradoxe, c’est que certaines personnalités issues de ces milieux très modestes sont très critiques sur le rôle du mérite et, pourtant, elles mettent en avant leur histoire « méritante ». Parmi ces personnalités chantres de l’égalité entre êtres humains et de leur propre mérite à la fois, on peut citer le cas du romancier Albert Camus – il sera prix Nobel de littérature en 1957 –, par exemple, qui raconte dans son roman Le premier homme l’histoire de sa jeunesse pauvre dans l’Algérie coloniale d’avant 1962. Le mérite, c’est quelque chose qui nous met en tension : on peut tout à la fois critiquer la notion et s’en réclamer pour être reconnu par autrui.

Les principes de la méritocratie, on les retrouve en fait partout. Dans les concours pour accéder aux plus grandes écoles bien sûr, mais aussi dans les émissions de téléréalité, de Koh-Lanta à Top chef. Avec des jurys, des notes, des épreuves, ces dernières reproduisent l’esprit du mérite scolaire.

Comment fait-on pour mesurer le mérite ? Pour savoir si une personne mérite vraiment sa récompense ?

Pour le mesurer, on devrait isoler des performances individuelles, mais on ne peut pas vraiment. Par exemple, on sait bien qu’à l’école les enfants n’étudient pas dans les mêmes conditions selon leur milieu social. Dès le départ, certains partent avec une distance plus importante à franchir, quand d’autres sont favorisés. Parce que leurs parents les aident, qu’ils ont une chambre personnelle, du calme… Les notes récompensent aussi en partie le milieu social des parents, qu’on le veuille ou non.

C’est pareil dans de très nombreux domaines. Kylian Mbappé a certainement beaucoup de mérite, mais si aucun défenseur ne récupère la balle au départ, il aura du mal à mettre des buts. Dans le sport ou le travail, on est souvent en équipe. Qui peut dire exactement quelle part relève de qui ? C’est impossible.

Alors, pourquoi utilise-t-on autant la notion de mérite ?

En pratique, le mérite, comme le dit bien François Dubet, c’est une « fiction nécessaire » [3]. Il nous donne l’impression que l’on maitrise notre environnement à la seule force de notre poignet, malgré la guerre, la crise climatique, le Covid-19, etc.

Ce qui est plus surprenant, c’est la croyance qu’on a dans le mérite, l’ampleur prise par cette manière de sélectionner, le besoin de classement et de tester la performance. De se mettre en compétition et de s’y distinguer. C’est ce que j’appelle une « société du concours [4] ». Aujourd’hui, on peut classer les universités, mais aussi les écoles primaires, les hôpitaux, même si ces derniers devraient être bien loin de la notion de compétition… On préfère être sélectionné sur la base d’un concept dont on sait qu’il n’est pas toujours fiable, plutôt qu’en fonction, par exemple, de l’appartenance à un ordre comme avant la Révolution française (le clergé, la noblesse et le tiers état [5]), par la naissance, la cooptation ou en jouant aux dés. En fait, on me dit souvent que le mérite, c’est peut-être comme la démocratie : c’est le moins mauvais des systèmes, malgré ses défauts.

Sans abandonner l’idée même de mérite, comment améliorer le processus de sélection ?

Il y aurait beaucoup à faire. Prenez le tirage au sort. Dans certains concours, par exemple, il y a tellement peu de places rapportées au nombre de candidats qu’en réalité la sélection relève du hasard tellement les différences entre les notes des heureux élus et des personnes éliminées sont faibles. C’est la manière dont tel enseignant note, parfois son humeur au moment où il corrige, qui fait que tel ou tel est pris. On ferait mieux de tirer au sort ! On pourrait très bien avoir dans certains cas un tirage parmi un ensemble de candidats qui correspondent aux critères principaux attendus. Ce n’est pas du tout aussi absurde qu’on veut bien le dire.

On peut aussi se donner beaucoup plus les moyens d’entrer dans le détail des parcours des personnes pour sélectionner, plutôt qu’avec des algorithmes obscurs fondés sur des moyennes de moyennes de notes dans des disciplines différentes… Mais cela demande un travail de fond, du temps et des moyens matériels et humains. On pourrait aussi élargir la composition des jurys de sélection des candidats pour certains concours, comme on le fait au tribunal avec les cours d’assises où des citoyens sont tirés au sort pour travailler avec les magistrats professionnels.

À l’école, par exemple, la sélection repose sur des codes très précis, le respect des règles, la manière de se tenir, le travail personnel, le vocabulaire des élèves, etc. Ceux qui n’ont pas les bons codes sont rapidement mis en échec. On revendique la méritocratie pour tous et toutes mais au fond, c’est « l’humiliation » pour beaucoup (pour reprendre le terme du sociologue Pierre Merle [6]). À cela, s’ajoute le sentiment de l’angoisse pour tous, lié aux incertitudes du système. Est-ce qu’il faut simplement faire rentrer tout le monde dans le code défini d’avance ou est-ce qu’il ne faudrait pas transformer aussi l’école pour qu’elle se donne les moyens de s’adapter un peu à la différence des élèves ? Contrairement à d’autres pays, notre école s’est massifiée, mais elle a peu modifié la manière d’enseigner. On le voit à toutes les étapes de la scolarité. Et, au fond, notre pays combine au plan international un haut niveau d’inégalités et un niveau scolaire moyen, voire faible.

Croyez-vous aux conditions d’une telle transformation ?

Bien sûr ! Ce qui me réjouit, c’est de voir que, loin d’une lecture individualiste du monde social, les jeunes s’engagent dans les mouvements sociaux au nom d’une cause et sous la forme d’une action collective. Ils étaient par exemple nombreux à défiler sur la question des retraites, qui cristallise aussi leur propre inquiétude sur les questions de précarité et d’insertion professionnelle. Certains comprennent le piège de la face sombre de la méritocratie et n’en veulent pas. C’est aussi à nous, chercheurs et chercheuses, de faire ce travail d’explication sur ce qu’est vraiment le mérite. Et à chacun de s’en emparer, de débattre, d’imaginer des nouvelles formes de sélection ou de refuser de sélectionner dans certains cas.

Propos recueillis par Louis Maurin.

Annabelle Allouch est maitresse de conférences de sociologie à l’Université de Picardie Jules Verne et chercheuse associée à l’Institut national de l’audiovisuel. Elle est notamment l’autrice de Mérite, paru aux éditions Anamosa en septembre 2021. Le thème du mérite est l’un des principaux objets de ses recherches.

Photo / DR


[1Voir par exemple sur notre site : « Le mérite est une fiction nécessaire », entretien avec François Dubet.

[2Voir Les héritiers, les étudiants et la culture, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, éditions de Minuit, 1964.

[3L’école des chances, Qu’est-ce qu’une école juste ?, François Dubet, Seuil, 2004.

[4La société du concours, Annabelle Allouch, La République des idées/Seuil, septembre 2017.

[5Tiers état : sous l’Ancien Régime, tous ceux qui n’appartiennent ni à la noblesse, ni au clergé, qu’ils soient riches ou pauvres.

[6L’élève humilié. L’école, un espace de non-droit, Pierre Merle, PUF, 2012.

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Date de première rédaction le 30 mai 2023.
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