Analyse

Éducation, retraites, santé... quand l’efficacité passe par l’État

Dans de très nombreux domaines, le marché répond mal aux besoins. L’État social est beaucoup plus efficace dans la santé, l’éducation ou les retraites. L’analyse de l’économiste Emmanuel Saez, extrait du magazine du Fonds monétaire international.

Publié le 7 février 2023

https://www.inegalites.fr/etat-social - Reproduction interdite

Revenus Niveaux de vie Pauvreté

Le périmètre de l’État et son poids dans la vie économique sont au centre du débat sur les politiques publiques. L’évolution la plus frappante a été son incroyable essor dans les pays avancés au cours du XXe siècle : la taille de l’État, mesurée par les recettes publiques rapportées au revenu national et qui était inférieure à 10 % au début du XXe siècle, oscillait entre 30 % et 50 % en 1980. Aux États-Unis, en France, au Royaume-Uni et en Suède, ce ratio était au-dessous de 10 % jusqu’à la Première Guerre mondiale et a augmenté jusqu’à la fin des années 1970 environ, avant de demeurer à peu près stable. L’évolution dans le temps et les niveaux finals diffèrent selon les pays, avec un ratio stabilisé aux alentours de 50 % en France et en Suède, de 30 % aux États-Unis et de 40 % au Royaume-Uni.

Que font les États de recettes aussi abondantes et qu’ils ne faisaient pas auparavant ? Jusqu’au début du XXe siècle, les dépenses publiques en Europe étaient essentiellement destinées aux biens publics régaliens, tels que le maintien de l’ordre, la défense nationale, l’administration et l’infrastructure de base (routes, etc.). Par contraste, le développement de l’État tout au long du XXe siècle dans les pays avancés a été dû presque exclusivement à l’essor de l’État social, qui pourvoit à l’éducation et fournit des services d’accueil pour les jeunes enfants, des soins de santé pour les malades et des prestations de retraite pour les personnes âgées, ainsi qu’un ensemble de programmes de soutien du revenu pour les personnes handicapées, les chômeurs et les pauvres. Fondamentalement, l’État social pourvoit aux besoins de ceux qui ne peuvent y subvenir eux-mêmes.

L’État social constitue une énigme pour le modèle économique classique fondé sur des individus rationnels soucieux de leur intérêt personnel et interagissant entre eux par l’intermédiaire des marchés. Selon ce modèle, les individus rationnels évoluant dans une économie de marché devraient s’en sortir plus ou moins seuls. Les jeunes (ou leurs parents) peuvent emprunter pour financer leurs études si l’investissement en vaut la peine. Les soins de santé sont pour l’essentiel un bien privé pour lequel les individus peuvent s’assurer. Les travailleurs peuvent épargner pour leur retraite, conscients que leur capacité à travailler diminuera avec l’âge. Enfin, il est possible de puiser dans son épargne en cas de perte de revenu temporaire (chômage, par exemple).

Ce rêve économique n’a jamais été une réalité que pour les plus riches, qui pouvaient payer des enseignants privés à leurs enfants et des médecins privés pour se soigner et puiser dans leur fortune pour couvrir leurs besoins une fois âgés. Par le passé, l’immense majorité de la population ne pouvait s’offrir ni enseignement de qualité, ni soins de santé, et devait continuer à travailler jusqu’à un âge avancé ou était à la charge des enfants. Aujourd’hui, l’État social moderne cherche à offrir à l’ensemble de la population un enseignement de qualité, des soins de santé et des revenus de retraite auxquels seule l’élite pouvait auparavant prétendre. Globalement, c’est comme si les membres des sociétés modernes avaient choisi de mutualiser l’accueil des jeunes enfants et l’éducation, les soins de santé pour les malades et les aides économiques en faveur des personnes âgées et d’autres groupes qui ne peuvent pas travailler (handicapés, chômeurs, etc.). Pourquoi en est-il ainsi et d’où vient cette mutualisation ?

Quoiqu’en dise le modèle économique classique, il est évident que les humains sont des êtres sociaux. Nous interagissons au sein de différents groupes comme les familles, ceux liés au travail, les communautés, les pays et nous nous soucions des inégalités. Ces interactions sociales ont des racines profondes, liées à l’évolution de l’espèce humaine, et ne sont pas occasionnées par les marchés. Les humains ont évolué en tant qu’espèce sociale dotée d’une extraordinaire capacité à travailler et coopérer en groupe et d’une sensibilité tout aussi importante à la façon dont sont répartis les fruits du travail commun. À un niveau supérieur, si les États modernes prennent soin des jeunes, des malades et des plus âgés, c’est parce que les premières sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs s’en occupaient déjà, à travers l’entraide communautaire.

Réduire la pauvreté

L’État social moderne fonctionne-t-il ? Historiquement, l’éducation de masse a toujours été pilotée par l’État et a été de fait le premier pilier de l’État social à se développer, dès le XIXe siècle en Prusse et aux États-Unis. Et presque tout le monde considère qu’une main-d’œuvre instruite est un préalable au développement économique à long terme. L’éducation de masse résulte de la scolarité obligatoire combinée aux financements publics. Ces financements sont nécessaires – les familles aux revenus modestes ou intermédiaires n’ont pas les moyens de s’offrir un enseignement de qualité – et sont autant de chances de réussite économique pour les enfants de milieux défavorisés. L’exemple américain des emprunts étudiants impossibles à rembourser et des écoles payantes aux tarifs prohibitifs montre que lorsque l’enseignement supérieur est soumis à la loi du marché et à l’objectif de profit, la société fonctionne bien plus mal.

De nos jours, la santé coûte encore plus que l’éducation dans les pays avancés. Faute de financements publics, seuls les riches seraient en mesure de se soigner. C’est la raison pour laquelle une couverture santé universelle essentiellement financée par l’État a été jusqu’à présent la seule formule efficace pour offrir à tous des soins de qualité, un objectif immensément populaire et qui a contribué à l’allongement constant de l’espérance de vie dans les pays les plus riches.

De nombreux travaux montrent que les individus ont du mal à épargner pour leur retraite ou même se constituer un petit pécule pour faire face à une perte de revenu transitoire. L’État social organise leur épargne grâce aux cotisations de retraite ou de chômage notamment. Cette solution sociale réduit sans aucun doute considérablement la pauvreté parmi les personnes âgées ou les chômeurs et bénéficie d’un large soutien dans la population.

Des dépenses publiques utiles à l’économie

Quelle leçon en tirer pour des conseils de politique économique ? L’économie suppose que les humains savent résoudre les problèmes d’éducation, de retraite et d’assurance santé en tant qu’individus, mais la réalité montre que l’efficacité passe par une solution collective fournie par l’État social. L’économie classique raisonne à l’envers : elle se préoccupe des effets négatifs que la taille de l’État social a sur la croissance, alors que le développement d’États sociaux volumineux au XXe siècle s’est accompagné d’une croissance extraordinaire et équitable dans les pays occidentaux [1]. Elle redoute que l’État social incite moins les individus à travailler, alors que les sociétés ont volontairement fait le choix de réduire le travail des jeunes et des plus âgés grâce à l’éducation de masse et aux prestations de retraite et celui des travailleurs surchargés, grâce à la réglementation.

Dans des pays qui connaissent aujourd’hui un développement rapide, comme la Chine et l’Inde, la taille de l’État par rapport à leur PIB a augmenté aussi, sans atteindre toutefois celle observée dans les pays avancés [2]. Si nos arguments sont justes, cela signifie que des pans non négligeables de la population de ces pays n’auront pas accès à des services de qualité en matière d’éducation, de soins de santé et d’aide aux personnes âgées, ce qui est un frein à une croissance économique généralisée et à un bien-être économique largement partagé.

Emmanuel Saez, économiste, professeur à l’Université de Californie à Berkeley. Il est l’un des auteurs du Rapport sur les inégalités mondiales 2022, Lucas Chancel et al., Seuil, avril 2022.

Extrait de « Comprendre l’État social », Emmanuel Saez, Finances & Développement, Fonds monétaire international, mars 2022.

Graphiques / © FMI
Photo / CC BY SA Guillaume 70


[1Voir Capital et idéologie, Thomas Piketty, Seuil, 2019.

[2Voir Rapport sur les inégalités mondiales 2022, Lucas Chancel et al., Seuil, 2022.

Aidez-nous à offrir à tous des informations sur l’ampleur des inégalités

Notre site diffuse des informations gratuitement, car nous savons que tout le monde n’a pas les moyens de payer pour de l’information.

L’Observatoire des inégalités est indépendant, il ne dépend pas d’une institution publique. Avec votre soutien, nous continuerons de produire une information de qualité et à la diffuser en accès libre.


Je fais un don
Date de première rédaction le 7 février 2023.
© Tous droits réservés - Observatoire des inégalités - (voir les modalités des droits de reproduction)

Sur ce thème