Analyse

« L’essentiel » va-t-il bouleverser les hiérarchies sociales ?

Le classement des activités en « essentielles » et « non essentielles » pendant la crise sanitaire montre que les hiérarchies peuvent se déplacer. La mise en avant des « premiers de corvée » changera-t-elle le monde social ? Une analyse de François de Singly, sociologue, professeur émérite de l’Université de Paris.

Publié le 28 mai 2021

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Un des effets inattendus du coronavirus et du confinement a été d’imposer dans l’opinion deux mots : « invisible » et « essentiel ». La première surprise est de rendre visibles les « gens d’en bas », ceux et celles qui gagnent peu. Par exemple, pour ne pas sortir et se protéger, les « gens d’en haut » se font livrer chez eux paquets, plats cuisinés… Les premiers de cordée découvrent (et oublient) qu’ils sont peu sans les premiers de corvée, qui ne font jamais la Une des médias. La seconde surprise vient d’un tri entre ce qui est « essentiel » et ce qui est « non essentiel ». La société de consommation, qui pose qu’aucun produit n’est superflu, est prise au dépourvu ! C’est reconnaître qu’il pourrait y avoir des produits, des choses moins indispensables que d’autres… Le luxe doit laisser la place (provisoirement) au nécessaire. Les nourritures terrestres doivent rester accessibles, le reste paraissant secondaire. Rien d’anormal en temps de crise.

Mais ce classement déclenche une levée de boucliers de la part des groupes considérés comme « non essentiels ». Ils demandent publiquement pourquoi il est autorisé d’acheter des cigarettes et non des livres. Lors du premier confinement, les gens du livre se sont mobilisés, heurtés qu’on puisse mettre de côté les produits de la culture légitime. Bref, chaque groupe lutte pour changer de catégorie, pour avoir une autre chance au second grattage. Ainsi, les libraires (et pas les autres lieux culturels), mais aussi les coiffeurs, obtiennent le bon label lors du confinement suivant.

La distinction entre « essentiel » et « non essentiel » entraîne une seconde réaction, au-delà de réactions corporatistes. Au nom de quoi les gouvernants, dans leur tour d’ivoire ministérielle, décident-ils à la place des citoyens de ce qui est « essentiel » et de ce qui ne l’est pas ? Est-ce qu’un tel classement d’en haut ne reflète pas avant tout la vision du monde de ceux et de celles qui ont le pouvoir ? En effet, la fermeture des magasins de sneakers leur semble évidente, ils n’ont pas les mêmes intérêts que les adolescents. Omettre aussi sur la liste la marchande de laines et la mercière ne leur pose pas de problème non plus.

Certes émanant des élections, le pouvoir qui établit cette liste est légitime, mais celle-ci semble bien arbitraire à certains. On semble en revenir au jeu du « bon vouloir » du roi ou de la reine ! Chacun demande : « puis-je consommer ? ». Et le Président ou son représentant lui répond « oui » ou « non ». Et ce dernier a le droit de changer d’avis et de, finalement, refuser au citoyen d’acheter.

Le fait que le pays soit devenu une grande cour de re-création de l’arbitraire a été interprété comme une marque de mépris des gens d’en haut. En effet, chacun bricole le sens de son existence en choisissant les activités, les produits qui lui conviennent. Alors pourquoi le virus autoriserait la suppression de ces micro-pouvoirs ? Même involontairement, la confection des étiquettes « essentiel » et « non essentiel » est vécue sur le mode d’une atteinte à la reconnaissance personnelle : « je ne suis plus maître de ce que je veux consommer, de ce qui fait sens pour moi, d’autres décident à ma place ». Déjà à l’école, l’appréciation « nulle » sur une copie « nulle » se transforme en un jugement sur la personne, « tu es nul ». Avec le confinement, un glissement comparable s’opère : « vous n’avez pas le droit d’exercer cette activité puisqu’elle est « non essentielle » devient « donc vous-même, vous êtes non essentiel, ou non essentielle ».

Le classement entre « essentiel » et « non essentiel » crée provisoirement une forme nouvelle d’inégalité : en haut, la position des personnes à qui on reconnaît la vertu d’assurer surtout le réconfort et le soin, ou encore, mais de manière plus secondaire, le confort nécessaire pendant le confinement (par exemple les livreurs) ; et en bas, d’autres groupes habitués à être mieux considérés (une recherche, rapportée par Thomas Coutrot, montre que les cadres jugent pendant cette période leur activité moins « essentielle » que les employés et ouvriers : respectivement 35 % contre 50 % [1]). Même si ce sentiment ne dure pas, le fait qu’il ait eu lieu montre que le monde social est susceptible de bouger à nouveau, et notamment sur la question des rémunérations.

On pourrait objecter que le temps du coronavirus et du confinement est une chance, puisqu’il permet de faire un bilan des besoins. En effet, les sociétés capitalistes essaient de nous faire croire qu’aucun besoin n’est superflu. Le capitalisme impose l’idée que tout est essentiel, à la condition d’être achetable. Georg Simmel (sociologue allemand du début du vingtième siècle) s’interroge, dans sa Philosophie de l’argent, sur le sens de la liberté, inscrite dans l’achat : « Telle est la destinée de l’humain sans amarres, qui a abandonné ses dieux, et dont la ‘‘liberté’’ ainsi gagnée ne fait qu’ouvrir largement la voie à l’idolâtrie de n’importe quelle valeur passagère ». Simmel, en s’interrogeant sur « les contenus vitaux positifs », différents des contenus ordinaires, a ouvert une réflexion que les écologistes prolongent en prononçant un « éloge du suffisant » (André Gorz), et non du « superflu » comme le défendait Voltaire.

Mais le dessin des contours d’une nouvelle consommation, de nouvelles activités ne peut reposer que sur des procédures démocratiques et non sur l’imposition d’en haut d’un classement. Sinon le risque est grand (même si le personnel politique change) que ce soient ceux et celles dont on a reconnu le savoir, l’expertise qui décident à la place des autres de ce qui est bon et de ce qui est mal, de ce qui est principal et de ce qui est secondaire.

Le changement des mots – avec la translation d’essentiel à suffisant, de non essentiel à superflu – modifie peu la donne. Il risque même d’accroître le sentiment de mépris de la part des gens d’en bas qui ne réclament pas d’être en haut de l’affiche de la reconnaissance sociale. Ils veulent que leur vie ait plus de sens. Pour cela, les reconnaissances personnelles données par leurs proches ne leur suffisent pas, ils veulent aussi être respectés dans leur vie professionnelle : non ils ne sont pas « derniers » ou « avant-derniers » de cordée. D’une certaine façon, ils refusent d’être toute leur vie mal classés comme à l’école. Ils ne méritent pas d’être ainsi notés au nom d’une échelle de la compétence et du mérite.

Les bienfaits du virus sont de nous rappeler que nous sommes contaminés aussi par le vocabulaire. Il est essentiel de regarder à deux fois les mots employés dans les débats sociaux et dans la vie quotidienne. Car derrière ces mots se cachent des jugements qui étiquettent certains individus et certains groupes, moins dignes d’estime sociale. Une des manières de lutter est d’inverser la vision imposée, comme ont su le faire les partisans du mouvement du « Black is beautiful » (mouvement américain des années 60, initié par les Afro-Américains). Alors pourquoi ne pas se demander si « Nonessential is Essential », et étendre cette réflexion à l’ensemble de la vie en société ? On peut associer cette réflexion à celle de Michael Sandel dans La tyrannie du mérite (éd. Albin Michel, mars 2021) afin de hiérarchiser les salaires en fonction non plus des supposés inégales compétences, mais de la contribution de chacune et de chacun à la vie commune.

François de Singly
Sociologue, professeur émérite, Université de Paris.

Photo / © Sargis Chilingaryan


[1« Mon activité est-elle essentielle ? », Thomas Coutrot, La Vie des Idées, laviedesidees.fr, 15 mai 2020.

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Date de première rédaction le 28 mai 2021.
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