Point de vue

Vive l’impôt !

Comment promouvoir le civisme fiscal ? En cherchant la justification de l’impôt dans la légitimité du système de redistribution des richesses. Un point de vue, Philippe Van Parijs,philosophe (Louvain, Chaire Hoover d’éthique économique et sociale) .

Publié le 1er février 2007

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Il m’est arrivé plus d’une fois, en circulant aux Etats-Unis, d’être interrogé sur le montant des impôts que je payais. Lorsque je leur en donnais le chiffre, mes interlocuteurs ouvraient des yeux ronds. Lorsque j’ajoutais le montant approximatif des cotisations sociales et de la TVA, ils en tombaient assis par terre. Et si je voulais les achever, j’ajoutais encore que, loin d’en être honteux, j’en étais fier. C’est sans doute un peu trop demander que d’attendre de tout contribuable qu’il soit prêt, en toutes circonstances, à tenir des propos aussi fanfarons. Mais je suis convaincu que notre capacité collective à éviter un effondrement, ou du moins un affaissement graduel, du maximin soutenable exige de la part d’un nombre suffisant de contribuables une adhésion suffisamment forte à la légitimité d’un système redistributif dont ils sont, à tout le moins en apparence, les victimes.

Quelles sont les conditions d’une telle adhésion ? D’abord une prise de conscience du degré auquel les titulaires de revenus élevés doivent leur fortune à des contingences historiques bien plus qu’à leurs qualités, à leurs choix et à leurs efforts personnels. Il est bien plus correct d’interpréter une taxation prévisible comme un droit d’usage à payer sur des possibilités que nous n’avons nullement contribué à créer, que comme le prélèvement d’une part des fruits de notre travail. Tout ce qui peut contribuer à faire prévaloir cette perception plus correcte sur l’illusion prédominante (“ L’Etat vient prendre l’argent que je dois à mon seul effort. ”) ne peut que faciliter le civisme fiscal.

Ensuite, il est clair que celui-ci ne peut qu’être encouragé par la confiance que chacun peut avoir dans la capacité du système fiscal à détecter et imposer impartialement les revenus de tous les autres. La transparence est pour le civisme d’un précieux appoint. Le jour où tous les débiteurs de revenus — du capital comme du travail, à l’étranger comme en Belgique — seront strictement tenus de notifier tout paiement à l’administration fiscale compétente, la tâche du contribuable civique ne s’en trouvera pas seulement facilitée matériellement. Elle sera aussi rendue moralement moins onéreuse du fait que, bien plus qu’aujourd’hui, il pourra raisonnablement croire qu’il n’est pas le seul à payer son dû.

Enfin, le potentiel d’un civisme fiscal dépend aussi crucialement de la confiance que les contribuables pensent pouvoir placer dans la compétence et l’intégrité de ceux qui, aux divers niveaux (et surtout aux niveaux les plus visibles) sont chargés de prélever, de répartir ou d’utiliser le produit de l’impôt. Il n’y a pas de raison de supposer que mandataires politiques et fonctionnaires soient moins honnêtes que la moyenne des citoyens. Mais il y a de bonnes raisons d’attendre d’eux qu’ils le soient davantage. Le pouvoir judiciaire indépendant et la presse libre de nos sociétés démocratiques jouent ici un rôle essentiel mais délicat. Pour sanctionner et ainsi décourager les usages malhonnêtes ou gaspilleurs des fonds publics, il importe qu’ils les pourchassent et les épinglent. Mais en leur assurant la publicité sans laquelle ces usages ne peuvent être politiquement sanctionnés, ils entretiennent dans l’opinion publique une méfiance qui ne facilite pas le civisme fiscal...

Tout ce qui peut contribuer à modifier dans le sens indiqué la perception intellectuelle de l’impôt, à accroître la transparence du revenu imposable, à renforcer l’intégrité et la compétence des décideurs publics ne peut que favoriser ce civisme fiscal dont nous ne pourrons nous passer. Car même si nous parvenons à éviter la dislocation de la capacité redistributive de notre Etat fédéral au nom de l’autonomie fiscale, même si nous parvenons à regagner, en la hissant au niveau européen, une part de la marge de manœuvre que la mondialisation nous fait perdre, même alors il sera précieux de pouvoir compter sur un nombre suffisant de personnes productives et efficaces qui adhèrent suffisamment au projet de solidarité du pays dans lequel le hasard les a fait naître ou s’établir, pour qu’ils fassent fi des possibilités toujours plus vastes que la mondialisation leur offre de receler une portion importante de leurs revenus ou de trouver sous d’autres cieux des revenus nets plus importants.

Même alors il sera important de pouvoir compter sur un nombre suffisant de citoyens aisés qui pourront contempler sans suffoquer l’ampleur de la (para)fiscalité qui grève et grèvera légitimement toujours plus leurs revenus, sur un nombre suffisant de contribuables qui oseront clamer, ou du moins murmurer, sans s’étrangler : “ Vive le fisc ! ”.

Source :

Ce point de vue est la conclusion d’un texte que l’on trouvera également sur le site de l’Observatoire des inégalités. Cet article avait été préparé dans le cadre du projet PAI P4/32 « The new social question » des Services du Premier ministre
du gouvernement fédéral belge, Affaires scientifiques, techniques et culturelles. Des versions antérieures en ont été publiées dans le Bulletin de documentation du Ministère des finances (Bruxelles) 60 (2), 2000, pp. 25-48, et dans la revue Mouvements (Paris) 9/10, 2000, pp. 90-99.

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Date de première rédaction le 1er février 2007.
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