Analyse

Villes pauvres, villes riches : du bon usage des classements

Villes les plus pauvres, les plus riches, les plus inégalitaires..., les classements que nous publions sont très médiatisés. Pour les utiliser au mieux, il faut bien en saisir la portée, mais aussi les limites. Analyse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 16 juin 2022

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Revenus Pauvreté Riches

Quelles sont les villes les plus pauvres et les plus riches de France ? Les plus égalitaires ou inégalitaires ? L’Observatoire publie ce type de classements depuis des années. Ils sont de plus en plus diffusés par les médias, dans une société où la « fracture territoriale » est mise en avant. Ces classements font apparaître de profondes divergences de niveaux de vie. Ils montrent que le paysage social de la France est très loin d’être homogène. Il suffit parfois de faire quelques centaines de mètres pour passer de l’opulence à la grande pauvreté. Malheureusement, ils sont aussi régulièrement utilisés sans prendre les précautions d’usage. On leur fait dire davantage que ce qu’ils signifient, sans toujours être attentif à leurs limites. Il n’est pas inutile de rappeler celles-ci.

La première limite est liée à la taille des villes. Quel sens y a-t-il à comparer les taux de pauvreté d’Épinay-sur-Orge (7 % de personnes pauvres au seuil de 60 % du revenu médian) et de Paris (15 % de pauvres) qui compte 200 fois plus d’habitants ? Une population très nombreuse masque des situations contrastées entre quartiers, tandis qu’une commune avec peu d’habitants peut abriter une population beaucoup plus homogène socialement. Le niveau de pauvreté de certains quartiers de Paris qui regroupent des dizaines de milliers de personnes est aussi élevé que dans les villes les plus pauvres de France.

Quel seuil choisir ? La question est particulièrement difficile à résoudre. Il faut d’abord savoir que l’Insee ne diffuse pas les données des très petites communes. Ainsi, le taux de pauvreté n’est disponible que pour 5 300 communes sur 36 000. L’Observatoire des inégalités utilise le plus souvent la barre des 20 000 habitants. Il s’agit d’éviter de prendre en compte de très petites villes, mais ce seuil est une convention discutable.

Le choix de ces seuils de population modifie l’ordre des classements. Ainsi, Sainte-Foy-La-Grande, en Gironde, est la commune de France métropolitaine où le taux de pauvreté est le plus élevé (46 % au seuil de 60 %), mais elle ne comporte que 2 400 habitants… Si on ne prend en compte que les villes de 20 000 habitants et plus, Grigny (Essonne) arrive en tête (44 %). Elle-même, avec ses 28 000 habitants, disparaîtrait si on mettait la barre à partir de 30 000 habitants, au profit de Roubaix (43 %) avec ses 96 000 habitants… Cela ne veut pas dire que les classements sont faux, mais qu’ils sont valables pour un nombre d’habitants donné.

Deuxièmement, ces classements reflètent un découpage administratif qui n’a pas toujours de sens d’un point de vue géographique, économique, social ou culturel. Certaines communes se sont étendues en agglomérant d’autres plus petites. C’est le cas de Sèvremoine, dans le Maine-et-Loire (25 000 habitants), qui a été créée en 2015 en fusionnant dix communes sur plus de 200 km2. Auparavant, prises individuellement, ces communes étaient trop petites pour apparaître dans nos classements. Aujourd’hui, Sèvremoine figure en tête du palmarès des villes égalitaires [1]. Certaines communes disparaissent pour devenir des quartiers de villes plus importantes : Sainte-Radegonde a été ainsi absorbée par Tours (Indre-et-Loire) en 1964. À l’inverse, Croix, dans le Nord, est une sorte de quartier de Roubaix, mais n’y est pas rattachée officiellement. La première est beaucoup plus riche que la seconde. En les fusionnant, on ferait reculer Roubaix au classement des villes pauvres. Et Croix n’apparaîtrait plus en tête de nos villes les plus riches de province.

Enfin, troisièmement, les entités géographiques ont, pour une taille équivalente, des fonctions très différentes. Pour comprendre, prenons un exemple. En Touraine à nouveau, la ville de Saint-Cyr-sur-Loire, avec ses 16 000 habitants, est une commune indépendante, mais elle n’est que le quartier nord-ouest aisé de la ville de Tours. Elle n’existe que parce qu’elle a refusé de suivre l’exemple de Sainte-Radegonde qui a fusionné avec Tours au milieu des années 1960 et en est devenue un quartier. Une situation très différente d’une ville de taille comparable, La Flèche (dans la Sarthe), commune isolée, située à environ 40 km d’Angers et du Mans : Saint-Cyr-sur-Loire est englobée dans une agglomération, un bassin d’emploi, de commerces, d’offres culturelles et de services publics sans comparaison avec La Flèche. Le chômeur, par exemple, de La Flèche et celui de Saint-Cyr-Sur-Loire sont dans des situations très différentes.

Prudence

Ces éléments nous invitent à la prudence. Nos classements ont vocation à illustrer la situation de certains territoires et les écarts qui les séparent. Ils permettent de montrer l’ampleur des inégalités entre certaines communes, qui résultent de leur histoire économique et sociale longue, et qui reflètent la composition sociale de leur population. Ils mettent aussi en évidence la manière dont les moyennes nationales peuvent obscurcir la lecture des faits sociaux vécus sur le terrain.

Si leur utilité est grande, il faut les manipuler en ayant bien leur mode d’emploi en tête, en intégrant leur validité, mais aussi leurs limites, parfois conséquentes. Il faudrait les détailler à la fois par tranche de nombre d’habitants et par fonction (ville isolée ou banlieue d’une métropole). On doit en particulier être attentif à la mise en avant de telle ou telle commune dans la presse, sans qu’il soit tenu compte des limites de ces types de classements. D’une manière générale, l’analyse cartographique doit être maniée avec attention [2]. L’oubli de la densité de population fait par exemple apparaître des pourcentages élevés de pauvreté dans des zones où vivent un très petit nombre d’habitants, tandis qu’un taux moyen appliqué à une ville dense concerne un très grand nombre de personnes. Basique certes, mais à ne pas oublier [3].

Une fois ces précautions prises, le commentateur devra enfin se poser la question du sens de ses analyses. Une ville inégalitaire, est-ce bien ou mal ? La question est difficile à trancher. Une ville inégalitaire peut, par exemple, être une ville mixte socialement ou, au contraire, ségréguée ; une ville égalitaire peut être une ville homogène parce que, par exemple, elle a rejeté les plus pauvres, faute de logements sociaux. Le commentateur devra aussi éviter les raccourcis simplistes quant au rôle des élus locaux, en faisant la part des choses entre leur responsabilité dans le peuplement de la commune (par exemple en matière d’offre de logements) et les effets des tendances économiques et sociales historiques (implantation d’entreprises, immigration, etc.).

Pour comprendre les inégalités territoriales de niveau de vie, il faut pouvoir les mesurer. Mais pour pouvoir le faire, il faut comprendre les instruments dont on dispose. Cela ne signifie pas, comme on l’entend souvent en France, qu’on peut faire dire aux chiffres ce que l’on veut, mais qu’il faut bien repérer les hypothèses sur lesquelles ils reposent, pour mesurer leur pertinence et leurs limites.

Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités

Photo / Tillières, sur la commune de Sèvremoine (49). CC-BY-SA Skimou


[1Voir « Ni riches ni pauvres, ni chômeurs ni cadres : bienvenue dans les Mauges, territoire le plus égalitaire de France », Elsa Conesa, Le Monde, 2 février 2022.

[2Voir « Comment définir le territoire des inégalités », Louis Maurin, in Comprendre les inégalités, Observatoire des inégalités, 2018.

[3Voir « France périphérique : le trompe-l’œil de la densité », Centre d’observation de la société, 29 mai 2017.

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Date de première rédaction le 16 juin 2022.
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