Analyse

Une justice qui peine à pénétrer l’intimité des notables

Les violences n’épargnent aucun milieu social. Mais elles sont davantage signalées dans les catégories populaires, comme l’explique le sociologue Laurent Mucchielli. Article extrait de son ouvrage « L’invention de la violence », paru aux éditions Fayard.

Publié le 27 décembre 2011

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Lorsqu’elles ne sont pas dénoncées par les victimes ou d’autres membres de la famille, les maltraitances et autres violences envers les enfants peuvent être signalées par les services médicaux, sociaux ou éducatifs. Le cas est fréquent pour les enfants des milieux populaires, mais il est exceptionnel dans les milieux favorisés, lors même que les enquêtes y signalent aussi des problèmes. Les rares chercheurs travaillant sur la question s’interrogent en particulier sur la faible déclaration des médecins de famille, qui sont pourtant aux premières loges pour constater la maltraitance et qui expriment régulièrement une demande de formation en ce sens.

Or la situation, connue de longue date, ne se débloque pas. Parmi les raisons avancées pour l’expliquer, on peut citer celle-ci : « Il y a fort à craindre que les médecins libéraux ne soient renvoyés petit à petit à leur solitude. Pour eux, la situation est surtout difficile dans les zones géographiques où “tout le monde se connaît”, zones rurales ou petites villes. Et il est tout spécialement délicat d’avoir à affronter une suspicion de maltraitance chez un “pair social”. Dans une revue des “barrières” qui empêchent les médecins de repérer et signaler la maltraitance des enfants, le professeur Emalee Flaherty note que le fait de partager les caractéristiques avec une famille, tout particulièrement la classe sociale, rend encore plus difficile l’assimilation du parent à un auteur de mauvais traitements. Pour parler crûment, on est ici dans un univers chabrolien, dans lequel on ne dénonce pas les personnes avec lesquelles on joue au bridge le mercredi [1]. »

C’est un fait : les violences sexuelles dont les auteurs sont connus concernent tous les milieux sociaux dans des proportions équivalentes. Les enquêtes Enveff et CSF [2] l’ont établi de façon concordante. Or, c’est un autre fait : la recherche sur les viols jugés dans trois cours d’assises indique que la répression touche essentiellement les milieux populaires [3].

Ainsi, les pères des auteurs de viol étaient dans plus de 62 % des cas des ouvriers ou des employés, dans 26 % des cas des artisans-commerçants ou des agriculteurs, et dans moins de 12 % des cas des cadres, des professions intellectuelles et des chefs d’entreprise. L’étude de la profession des auteurs eux-mêmes donne des résultats encore plus éloquents. Il s’agit d’ouvriers ou d’employés dans près de 45 % des cas, ce qui est un peu inférieur à leur part dans la population active au recensement de 2007. Mais, surtout, ce sont des chômeurs, des RMIstes, des inactifs ou des jeunes déscolarisés dans une proportion comprise entre 40 et 45 %, soit environ le triple de leur poids national. À l’inverse, on ne trouve que 6 % de cadres supérieurs parmi les auteurs de viol jugés, alors qu’ils représentent 16 % de la population active en moyenne nationale et beaucoup plus en réalité dans deux des trois départements étudiés (28 % dans les Yvelines et plus de 32 % à Paris). Si l’on met de côté les artisans-commerçants ou agriculteurs, on peut donc dire qu’au moins 90 % des auteurs de viol jugés en cour d’assises sont issus des milieux populaires. Un peu plus, en réalité, si l’on tient compte de la situation économique réelle d’une partie des artisans- commerçants et agriculteurs décrits dans les dossiers.

Cela n’est certes pas un constat nouveau dans la recherche sur les viols [4]. Mais il est à noter que les progrès de la judiciarisation des viols n’y ont pour l’heure rien changé : « L’augmentation [des déclarations de rapports sexuels forcés] enregistrée en 2000 et 2006 apparaît par ailleurs d’autant moins marquée que les femmes ont un niveau élevé, notamment pour les déclarations de tentatives de rapports forcés. Les débats publics autour des violences sexuelles semblent avoir eu plus d’impact dans les milieux populaires [5] », observent les auteurs de l’étude de l’Ined.

Comment interpréter ces très fortes inégalités sociales face à la justice et à la judiciarisation ? Nous voyons au moins deux séries de raisons.

 D’un côté, les milieux populaires font l’objet d’une attention plus grande de la part des services sociaux et médico-sociaux. À bien des égards, on peut dire que s’est forgée depuis le XIXe siècle une prise en charge sociale des milieux populaires mêlant compassion et réprobation, surveillant entre autres leurs mœurs sexuelles et aboutissant notamment ici à un « imaginaire du pauvre incestueux », bien mis en évidence par les historiens [6]. Cette prise en charge s’est encore renforcée à partir des années 1970 avec la construction progressive de la notion de maltraitance, l’organisation des associations de victimes à partir des années 1980 et enfin la rationalisation des circuits de signalement administratif et judiciaire après la loi du 10 juillet 1989 [7].

De fait, les signalements pour présomption d’agression sexuelle concernent essentiellement les milieux populaires. De même, les signalements pour présomption de maltraitance effectués par les assistantes sociales sont clairement clivés socialement : « La grande majorité des parents des enfants signalés à la justice appartient aux classes populaires, quelques-uns seulement sont de classe moyenne et aucun de classe supérieure. […] Le resserrement de l’encadrement sur les familles modestes reflète le public habituel des services sociaux mais il est également dû à des critères de perception et d’intervention propres aux assistantes sociales. Le mandat de contrôle s’exerce différemment selon les familles concernées [8]. ». Selon les données de l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée (Odas), le nombre de signalements à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ou à la justice a presque doublé au cours des vingt dernières années. Mais il est clair que cette amélioration de la prise en charge des violences intrafamiliales concerne essentiellement les milieux populaires.

 D’un autre côté, on doit aussi se demander pourquoi les violences commises au sein des classes sociales supérieures échappent si largement à la justice. Il existe manifestement ici de puissants mécanismes de non-judiciarisation, voire de contre-judiciarisation, permettant d’éviter l’opprobre qu’entraîne la révélation d’affaires de criminalité sexuelle. On pense à des règlements financiers à l’amiable ou encore à des effets de notabilité conduisant à renoncer à la dénonciation (pourtant obligatoire s’agissant de crimes) afin d’étouffer les affaires. Il est également possible que certains de ces viols arrivent devant la justice, mais soient qualifiés autrement ou correctionnalisés, pour les mêmes raisons d’invisibilisation sociale et médiatique. À l’occasion d’un colloque consacré à l’inceste au début des années 1970, un officier de gendarmerie notait : « Une correctionnalisation, parfois systématique, surtout dans les grandes villes, permet d’une part d’éviter l’engorgement des cours d’assises, d’autre part de donner une publicité de mauvais aloi à des infractions qu’il est préférable, pour la santé morale des victimes, de juger à huis clos, dans l’ambiance plus sereine des tribunaux de grande instance [9]. » On doit simplement ajouter que l’argument de la « santé morale des victimes » est à géographie sociale variable et qu’il profite surtout aux notables. Voilà en tout cas un obstacle majeur à la levée du silence, qui n’est pas une conséquence de la domination sexuelle, mais bien de la domination sociale, de la façon dont les classes supérieures conservent leurs statuts et leurs privilèges. La position sociale, le pouvoir d’action et d’influence, la culture juridique, la capacité financière à entretenir des conseillers juridiques et des avocats puissants, à acheter le silence des victimes, voire celui des professionnels, tout cela n’est pas nouveau et se vérifie plus que jamais au sein d’élites locales et nationales dont la réputation constitue un capital majeur, à protéger coûte que coûte. La force de ces mécanismes ne fait pas de doute, comme quelques affaires politico-médiatiques l’ont rappelé ces dernières années.

Laurent Mucchielli, Sociologue, directeur de recherches au CNRS, rattaché au Laboratoire Méditerranéen de Sociologie (LAMES, Aix-en-Provence). Cet article est extrait de son ouvrage « L’invention de la violence », éd. Fayard, novembre 2011. Voir son site Internet.


[1A. Tursz, Les Oubliés, op. cit., p. 260 (citant E. Flaherty, R. Sege, « Barriers to physician identification and reporting of child abuse », Pediatric Annals, 2005, 34, p. 349-356).

[2Respectivement Enquête nationale sur les violences envers les femmes, réalisée en 2000, et l’ enquête Contexte de la sexualité en France, en 2006.

[3V. Le Goaziou, L. Mucchielli, « Les viols jugés en cours d’assises : typologie et variations géographiques », Questions pénales, 2010, n° 4, p. 1-4.

[4M. Bordeaux, B. Hazo, S. Lorvellec, Qualifié viol, Genève, Médecine & Hygiène, 1990, p. 77.

[5N. Bajos, M. Bozon, « Les agressions sexuelles en France : résignation, réprobation, révolte », in N. Bajos, M. Bozon (dir.), La Sexualité en France. Pratiques, genre et santé, La Découverte, 2008, p. 398.

[6F. Giuliani, « Le lien brisé : l’inceste au XIXe siècle », in V. Blanchard, R. Revenin, J.-J. Yrovel (dir.), Les Jeunes et la Sexualité. Initiations, interdits, identités (XIXe-XXIe siècle), Autrement, 2010, p. 238.

[7D. Serre, Les Coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger, Raisons d’agir, 2009.

[8D. Serre, « Les assistantes sociales face à leur mandat de surveillance des familles », Déviance et société, 2010, 34 (2), p. 152.

[9Collectif, L’Inceste en milieu rural, Rouen, Association normande de criminologie, 1973, p. 5.

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Date de première rédaction le 27 décembre 2011.
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