Proposition

Un plan pour l’égalité

Quel rôle peuvent jouer les politiques de discrimination positive dans la réduction des inégalités ? Le point de vue de Patrick Weil, Directeur de recherche au CNRS (université Paris-I-Panthéon-Sorbonne).

Publié le 22 décembre 2004

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Emploi Origines

Faut-il adopter en France des politiques d’affirmative action ? La question est devenue légitime tant les discriminations à l’encontre de Français de couleur mettent en cause l’un des fondements essentiels de notre république : l’égalité devant la loi, sans distinction d’origine, de race ou de religion.

Il ne s’agit pas d’un problème lié au caractère récent de l’immigration ou encore à la différence culturelle ou religieuse : nos compatriotes d’outre-mer ne sont pas des immigrés ou des Français récents et ils sont dans leur majorité catholiques. Ils sont pourtant bel et bien absents des sphères dirigeantes de notre société.

Les études scientifiques le montrent aujourd’hui suffisamment : des discriminations touchent - au-delà des populations arrivées récemment d’Afrique ou d’ailleurs, souvent musulmanes - les Français et les étrangers de couleur. Et la législation qui s’attaque au racisme direct ou les politiques de zones - franches, urbaines ou d’éducation prioritaire - n’ont pas réussi à circonvenir ces phénomènes.

Aux Etats-Unis, des politiques de préférence raciale ont permis, depuis le début des années 1970, la promotion réelle et visible dans les hautes sphères de la société, dans les métiers les plus valorisés, dans la politique, principalement des Noirs, plus généralement de tous les groupes victimes dans le passé de discrimination officielle. Elles interviennent dans trois domaines : l’emploi, l’attribution de marchés publics et l’accès aux universités.

Dans le même temps, l’affirmative action n’a pas eu que des conséquences positives. Une partie des Noirs américains laissés sur le bord de la route ont vu leur situation non pas s’améliorer, mais se dégrader. Le politiste Andrew Hacker parle aujourd’hui de l’existence aux Etats-Unis de deux nations - noire et blanche - séparées, hostiles et inégales.

Est-il possible en France d’arriver aux mêmes résultats positifs sans être confrontés aux mêmes conséquences ? Pour cela, il faut peut-être sélectionner, dans la diversité des expériences américaines, celles qui sont le mieux à même de prendre greffe chez nous. Les contextes sont différents. Il faut donc bien cerner la particularité du problème français et ne se tromper ni d’objectif ni de méthode. A la fin des années 1960, la république américaine sortait de deux siècles de discrimination légale, instituée au cœur même de son territoire et de son système politique : d’abord un siècle d’esclavage puis - celui-ci aboli - de ségrégation légitimée par le droit et la Cour suprême. La France et les Etats-Unis ne partent donc pas du même point.

Le contexte social et institutionnel est également différent. En France, l’accès de tous à la protection sociale et à la santé est garanti et notre système scolaire assure une égalité minimale des moyens et des enseignants sur l’ensemble du territoire national.

Enfin, le contexte culturel de chaque pays est spécifique. Aux Etats-Unis, on compte les habitants par race depuis la création de la république. Dans les universités, la préférence raciale est venue s’ajouter à d’autres voies spéciales toujours ouvertes, pour les sportifs, mais surtout pour les enfants d’anciens élèves. Pendant quarante ans, 20 % des étudiants admis à Harvard l’ont été en raison de leur lien de filiation avec des anciens de l’université. Les enfants d’anciens élèves ont trois fois plus de chances d’être admis dans les universités de l’Ivy League que les autres candidats.

De fait, la politique du multiculturalisme est plus populaire dans les milieux académiques américains que dans les milieux ouvriers, attachés à leur identité de classe et au principe d’égalité. La réserve, le sentiment d’abandon éprouvé par ces derniers n’ont pas été sans conséquences politiques.

En France, le besoin d’égalité est d’autant plus fort que son principe est inscrit au cœur des valeurs républicaines. Il n’est pas exempt d’hypocrisie et son formalisme camoufle de profondes injustices concrètes. Mais sa légitimité recèle cependant contre les discriminations les meilleures ressources pour l’action. Or compter par race ou ethnie est contraire à nos traditions. Si l’on veut en faire la condition sine qua non de la lutte contre les discriminations dans l’entreprise, on risque alors de renvoyer aux calendes grecques tout changement, alors qu’il est urgent d’agir. Introduire de la diversité dans les grandes écoles, c’est bien. Mais si l’on se contentait de n’introduire qu’un zeste de diversité, tout en continuant de tenir de facto une grande majorité des élèves à l’écart de toute possibilité d’y accéder, alors on créerait de la discrimination dans la discrimination. Et l’on donnerait le sentiment qu’il ne s’agit là pour une élite parisienne que de garantir plus sûrement sa reproduction sociale et familiale.

Car le problème français est à la fois plus large et plus restreint : plus large, car la ségrégation urbaine et la difficulté de plus en plus grande qu’a l’école de jouer son rôle de promotion sociale touchent, au-delà des immigrés et de leurs enfants, des millions de familles d’ouvriers ou d’employés. Le sentiment de relégation ne concerne pas que les habitants des ZEP. Il n’est pas ressenti seulement en banlieue, mais aussi en province et outre-mer. Ce sentiment d’une coupure de plus en plus grande entre l’élite parisienne et le reste du pays s’aggrave. Il est fondé sur des réalités objectives. On ne sait plus, dans les Pyrénées-Orientales, en Savoie, dans le Puy-de-Dôme ou dans le Calvados, comment s’y prendre pour « monter à Paris ». Les modes de sélection des grandes écoles aujourd’hui sont tels que les enfants des classes moyennes et populaires en sont exclus, et, de fait, de plus en plus exclus.

Lorsqu’il s’agit d’accéder à un emploi, le problème est là plus restreint : c’est la discrimination ethnique qui est clairement en cause, mais, contrairement aux Etats-Unis, elle ne concerne pas toutes les professions. Elle est particulièrement grave pour ce qui est des cadres supérieurs du privé. Seuls 11 % des jeunes d’origine algérienne âgés de 25 à 33 ans, diplômés de l’enseignement supérieur, étaient cadres en 1990, contre 46 % des Français de naissance.

Par contre, lorsqu’il s’agit d’exercer une profession indépendante, commerçant, artisan ou chef d’entreprise, les jeunes d’origine algérienne réussissent aussi bien que les jeunes d’origine française.

Les enfants de l’immigration réussissent bien en droit ou en médecine, disciplines où le monopole de la formation est assuré par l’Université, ouverte à tous les bacheliers. C’est donc l’addition de la sélection à l’entrée des grandes écoles et de certains établissements (Instituts d’études politiques ou université Paris-Dauphine) et du mode de recrutement des cadres du privé qui provoque le plus haut degré de discrimination.

Pour y remédier, il faut donc assurer à tous une plus grande égalité des chances dans le système scolaire et lutter contre les discriminations ethniques et raciales là où elles se produisent, principalement dans l’entreprise privée.

Pour assurer cette meilleure égalité des chances sur tout le territoire, je propose que l’on s’inspire des politiques pratiquées en Californie ou au Texas. Un pourcentage - par exemple 5 % - des meilleurs élèves de chaque lycée de France aurait un droit d’accès aux classes préparatoires aux grandes écoles et aux premières années des établissements qui sélectionnent à l’entrée. Ce pourcentage tient compte des critiques portées à l’expérience du Texas, où le pourcentage de 10 % remplit complètement la première année de l’université de l’Etat et entraîne l’éviction de bons élèves vers des universités d’autres Etats américains. Avec 5 %, on laisse une marge de recrutement aux directions d’établissements.

Cette mesure universelle s’adresse à tous les enfants du pays, de Pointe-à-Pitre à Limoges en passant par Aubervilliers, donnant la possibilité à chaque lycée de créer une dynamique positive. Elle contribuera également à casser le processus de ségrégation urbaine qui voit les familles les plus dotées se concentrer près des lycées les plus cotés.

Une révision des épreuves des concours est aussi nécessaire afin d’en éliminer les épreuves sans programme (culture générale) ou celles dont le coefficient excessif est trop discriminant socialement (par exemple les langues vivantes).

Il faut, parallèlement, investir massivement dans les universités. La France est dans le peloton de queue des pays industrialisés en matière d’enseignement supérieur. Les moyens de l’Université se sont considérablement dégradés. Elle s’est paupérisée. Et si elle doit être réformée, rappelons qu’elle accueille, sans restriction, la majorité des bacheliers et leur fournit une formation trop souvent dénigrée à tort.

Enfin, tant que les grandes écoles ne seront pas démocratisées, il faut veiller au maintien des frontières disciplinaires avec les universités : les tentatives des écoles de commerce ou des IEP de prendre pied en droit ne peuvent avoir, en l’état actuel des choses, que des conséquences négatives pour la lutte contre les discriminations.

La même démarche égalitaire doit concerner l’accès aux emplois publics : sans difficulté, on peut supprimer la distinction qui frappe les étrangers communautaires des autres et ouvrir ainsi à ces derniers la possibilité d’accéder à 5 millions d’emplois qui leur sont aujourd’hui interdits. Là aussi, il faudra procéder à une révision générale des épreuves des concours, afin d’en éliminer les plus discriminantes socialement.

Enfin, l’Etat doit assurer la gratuité des oraux d’admission lors des concours nationaux d’entrée dans l’administration. Comment peut-on tolérer que l’avantage de concourir près de chez soi soit aggravé par le coût de voyage et de séjour que doivent supporter les candidats qui n’ont pas la chance d’être domiciliés près du lieu de déroulement des épreuves ?

Pour l’entreprise privée, c’est la lutte contre les discriminations directes et indirectes qui doit être privilégiée. La discrimination indirecte, c’est celle que produisent des dispositions, des pratiques apparemment neutres, par exemple le recours systématique aux mêmes réseaux de recrutement ou aux mêmes écoles.

Les entreprises devraient donc être incitées à réévaluer leurs procédures de recrutement et de stages. Elles devraient signer des conventions avec des universités, des IUT et des lycées. Les stages gratuits devraient être bannis : aux Etats-Unis comme en France, on sait que seuls peuvent se payer un stage gratuit, dans des milieux professionnels qui souvent ne recrutent que par ce biais, les jeunes appartenant à des milieux aisés. Enfin et surtout, l’anonymisation des CV (pour les embauches comme pour les stages) dans les entreprises au-delà d’un certain seuil (50 ou 100 salariés) semble indispensable. Cet anonymat ne garantira pas contre les discriminations. Mais, dans un entretien, des préjugés peuvent tomber, et il est plus facile, pour un recruteur, de jeter un bout de papier à la poubelle que de mettre un individu à la porte...

Ces quelques règles et d’autres pourraient faire partie des « bonnes pratiques » que la nouvelle haute autorité de lutte contre les discriminations, qui voit le jour en janvier 2005, aura pour mission de suggérer. Les juges pourraient les considérer comme des indices lorsqu’ils auront à appliquer, au cas par cas, la loi du 16 novembre 2001, qui inscrit pour la première fois dans le code du travail l’interdiction de toute discrimination indirecte. Pour aider la Haute Autorité, les juges et les inspecteurs du travail, les outils statistiques qui permettent de croiser le lieu de naissance de l’individu et de ses parents, leur nationalité, leur date d’arrivée en France et d’autres informations portant sur le logement, le parcours scolaire, etc., devront être développés et seront autant d’indices pour préjuger la bonne ou la mauvaise foi des entreprises.

S’attaquer ainsi sans délai aux discriminations sociales et territoriales dans le système scolaire et aux discriminations ethniques dans l’emploi privé, c’est remettre l’égalité au cœur de l’action publique. Ne plus se contenter d’invoquer les principes ou de prendre des mesures symboliques, mais faire de l’égalité une politique, c’est la voie française d’affirmative action.

Cet article a été publié tout d’abord dans les pages du journal Le Monde, édition datée du 13.12.04. Il est repris ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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Date de première rédaction le 22 décembre 2004.
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