Questions clés

Toutes les inégalités se valent-elles ?

Doit-on s’alarmer des inégalités en France, alors qu’elles semblent très réduites lorsqu’elles sont observées dans une perspective mondiale ? Toutes les inégalités ne se valent pas. Mais établir des hiérarchies est loin d’être simple. L’analyse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 12 novembre 2020

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Il est bien plus grave de ne pas pouvoir manger à sa faim que de ne pas pouvoir partir en vacances. Mais au-delà de ces grandes évidences, comment établir une hiérarchie entre les inégalités ? Il faut bien le faire car, si on met toutes les formes d’inégalités sur le même plan, on brouille les pistes : on camoufle celles qui ont une place centrale derrière d’autres plus « secondaires ». La tâche est compliquée tant il est difficile de savoir quelles sont les inégalités qui sont justes ou injustes et, encore plus, quelles sont, parmi les inégalités injustes, celles qui méritent le plus que l’on se batte contre elles.

Pour comprendre la difficulté à hiérarchiser, utilisons l’exemple extrême des inégalités mondiales de niveaux de vie [1]. 700 millions d’individus vivent avec moins de 1,60 euro par jour, selon la Banque mondiale. Une grande partie de la population de la planète vit dans la misère. Le seuil de pauvreté français vaut 550 fois le seuil appliqué aux pays les plus pauvres dans le monde. Inversement, dans les pays riches, l’accès aux services de base (logement, eau courante, soins) est quasiment généralisé. À partir du moment où l’on considère que tous les citoyens de la planète sont égaux, comment est-il possible qu’on s’inquiète si peu de la misère dans le monde pauvre, et autant des écarts à l’intérieur des pays riches ? Traiter le sujet avec deux poids, deux mesures, c’est faire comme si les habitants des pays pauvres n’appartenaient pas à la même humanité que ceux des pays riches. Les premiers sont invisibles pour les seconds, sauf lorsqu’ils tentent de migrer pour sauver leur peau ou essayer de sortir de la misère.

Doit-on abandonner la question des inégalités dans les pays riches au vu de l’ampleur de la misère au Sud ? Certes, il faut remettre les pendules à l’heure et mieux décrire la situation sociale des plus pauvres de la planète. Mais ce qui se passe dans les pays occidentaux ne doit pourtant pas être occulté, pour plusieurs raisons.

Premièrement, parce que la misère n’y a pas disparu. Il existe un quart-monde au sein des pays riches. Cette forme de pauvreté heurte par sa proximité physique avec la plus grande richesse. Dans la région parisienne par exemple, il suffit de faire quelques kilomètres pour passer des quartiers les plus riches au monde à de nouvelles formes de bidonvilles.

Deuxièmement, chaque société a sa part d’autonomie, son « modèle ». La norme qui produit l’exclusion s’élève avec l’enrichissement du pays : elle est relative au niveau de vie, aux conditions de vie, etc., d’une société donnée. C’est pour cela que le seuil de pauvreté est défini en France en proportion du niveau de vie médian. D’autre part, ne pas avoir de diplôme dans un pays où le titre scolaire est le lot commun a un effet plus fort que là où la scolarisation est peu développée. À ignorer ces caractéristiques locales, on pourrait facilement prétexter que la plupart des enfants du monde ne partent jamais en vacances pour se désintéresser de l’accès de tous aux congés dans les pays riches.

Troisièmement, laisser de côté ce qui se passe dans les pays les plus aisés ne ferait pas avancer la cause des plus pauvres. C’est même l’inverse : défendre un modèle d’égalité, c’est aussi fixer des objectifs collectifs à atteindre pour l’ensemble de l’humanité. Si certains arrivent à vivre mieux, alors ce devrait être le lot de l’ensemble de la planète. Les avancées des droits des femmes dans les pays riches peuvent sembler mineures par rapport à ce qui devrait être entrepris pour améliorer le sort de celles qui vivent sous la domination des hommes dans d’autres régions du globe. Mais les revendications des femmes constituent un ensemble, une avancée globale de l’humanité vers l’égalité. Ceci est d’autant plus vrai que l’information circule de plus en plus vite sur l’ensemble de la planète. Les progrès vers l’égalité et les luttes sociales qui existent dans la partie la plus favorisée du globe peuvent servir d’exemple pour des pays moins favorisés.

Il n’existe aucune recette pour réaliser un classement entre les différentes inégalités. Cela implique d’avoir en permanence une échelle de valeurs en tête. Par exemple, du point de vue de l’Observatoire des inégalités, la question des inégalités entre catégories sociales est trop souvent passée au second plan. L’oubli de la situation des catégories populaires nourrit un profond ressentiment social. Une partie de notre travail consiste à le rappeler et à nous faire le porte-parole de causes que l’on estime sous-représentées. Reste ensuite à obtenir le bon dosage : ne pas verser dans l’excès en forçant le trait ou nier d’autres formes d’inégalités. Pendant longtemps, la mise en avant de la question sociale a fait passer au second plan la question du genre : les femmes étaient avant tout des ouvrières… L’inverse est à l’œuvre aujourd’hui. Il faut considérer la façon dont les inégalités se complètent, sans pour autant faire comme si toutes se valaient. Un travail difficile, qui mérite de la nuance.

Ce texte est extrait de Comprendre les inégalités, Louis Maurin, éd. Observatoire des inégalités, juin 2018.


Comprendre les inégalités, Louis Maurin, éd. Observatoire des inégalités, juin 2018.
128 pages.
ISBN 978-2-9553059-4-2
9 € hors frais d’envoi

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Photo / CC BY SA MM


[1Pour une analyse plus développée, voir « Faut-il s’inquiéter des inégalités et de la pauvreté dans les pays riches ? », Cédric Rio et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, 26 décembre 2014.

Date de première rédaction le 12 novembre 2020.
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