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Taxons davantage les grosses successions pour éviter une société de rentiers

L’impôt sur les successions est inefficace et injuste. Pour réduire les inégalités, il faut mettre en place un abattement unique de 300 000 euros par héritier et élever les taux sur les transmissions les plus élevées. Les propositions de l’économiste Nicolas Frémeaux.

Publié le 23 décembre 2021

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Revenus Patrimoine Riches

L’héritage est de retour et les conséquences pour la société française sont nombreuses, que ce soit en termes de justice sociale ou de fiscalité. Au niveau macroéconomique tout d’abord, ce retour de l’héritage est rapide. Le montant total des héritages reçus représente près des deux tiers du patrimoine des ménages contre un tiers dans les années 1970. Chaque année, plus de 250 milliards d’euros sont transmis sous forme d’héritages ou de donations. Or, ce phénomène passe sous les radars : ce flux représente à lui seul le double de la sur-épargne des Français pendant la crise sanitaire qui a, elle, beaucoup fait parler.

L’héritage n’est pas mauvais en soi, le problème vient du fait qu’il est réparti très inégalement, bien plus que les revenus. La moitié des Français n’héritent de rien ou presque quand, dans le même temps, 10 % des héritiers les plus riches concentrent plus de 50 % des héritages. Parmi les générations nées dans les années 1970, la part de rentiers [1] dépassera les niveaux observés au XIXe siècle. Ainsi, au-delà de son effet sur le niveau des inégalités, le retour de l’héritage modifie surtout la nature de celles-ci puisque le mérite y joue un rôle de moins en moins fort.

On pourrait être tenté de penser que ce processus pourrait avoir des effets bénéfiques sur l’investissement ou la croissance, qui compenseraient en quelque sorte les conséquences négatives en termes de justice sociale. Si cette question est complexe à trancher, les travaux empiriques tendent à démontrer que ces gains sont au mieux surestimés, au pire inexistants [2] .

Ce retour de l’héritage, qui n’est pas propre à la France, se fait dans un contexte paradoxal. Alors que la question du mérite devrait être centrale dans le débat public, elle est absente. Plus grave, l’impôt sur les successions, outil central pour juguler ce retour de l’héritage, est en voie de disparition. Depuis les années 1970, dans de nombreux pays, l’impôt successoral a été soit supprimé (Nouvelle-Zélande, Italie, Suède, etc.), soit significativement allégé (États-Unis, Royaume-Uni, etc.). On pourrait faire porter la responsabilité de cette diminution de la fiscalité de l’héritage à la classe politique, mais celle-ci agit et réagit en fonction des attentes des citoyens, dans un contexte où l’impôt sur les successions est largement impopulaire.

Faire un choix

Le statu quo n’est pas tenable. Nous faisons donc face à un choix. On pourrait tout d’abord décider de supprimer cet impôt et en cela se placer dans la continuité des réformes opérées depuis 2017 sur la fiscalité du patrimoine. Cela satisferait une grande partie des Français [3], mais les conséquences sur les inégalités se feraient sentir rapidement. Il faudrait aussi trouver un moyen de compenser une perte de recettes fiscales de 15 milliards d’euros en augmentant d’autres impôts ou en diminuant des dépenses publiques.

La seconde solution consiste à réformer l’impôt actuel afin de lutter efficacement contre la reproduction des inégalités d’une génération à l’autre. Pour cela, il faut revenir sur le fonctionnement de ce prélèvement complexe et mal connu. Depuis la Révolution française, il est calculé sur la part transmise, c’est-à-dire que les transmissions sont traitées indépendamment les unes des autres. Plus simplement, ce qui a été transmis au décès du premier parent n’est pas pris en compte au décès du second. De la même manière, ce qui a été reçu par un autre membre de la famille (un frère ou une sœur, par exemple) n’entre pas dans le calcul de l’impôt au moment d’une transmission entre parents et enfants. Ainsi, un héritage divisé entre plusieurs transmissions sera moins imposé qu’un héritage reçu en une seule fois.

De plus, l’imposition dépend du lien de parenté. Les conjoints sont exonérés de tout impôt successoral (s’ils sont mariés ou pacsés) et chaque enfant bénéficie d’un abattement de 100 000 euros sur chaque part transmise. Les taux appliqués au-delà de ces 100 000 euros augmentent avec la part transmise et atteignent 45 % au-delà de 1,8 million d’euros. Toutefois, ce taux est rarement atteint car de nombreuses niches fiscales permettent de réduire la facture (donations, assurance-vie, transmissions d’entreprises, démembrement de propriété…) [4]. Pour les autres liens de parenté, les abattements peuvent descendre jusqu’à 1 500 euros et les taux atteindre 60 %.

Au final, le taux moyen effectif d’imposition sur les héritages, celui qui est vraiment payé par le contribuable, est de 0 % sur les transmissions entre conjoints et s’élève à 2 % ou 3 % en moyenne pour les transmissions entre parents et enfants. Près de 85 % de ces transmissions sont exonérées de tout impôt successoral et le taux effectif maximum atteint 25 % pour les héritages supérieurs à cinq millions d’euros. À titre de comparaison, une personne seule gagnant un salaire de 4 500 euros par mois paie un taux similaire en impôt sur le revenu.

L’impôt successoral semble juste car son taux augmente avec la valeur de ce qui est transmis (on dit qu’il est « progressif »), mais il rate partiellement sa cible. En réalité, les recettes fiscales qu’il dégage proviennent principalement de deux catégories de ménages : ceux qui ont mal préparé leur succession (pour lesquels la transmission du patrimoine se fait en une seule fois sans bénéficier des niches existantes) et les personnes décédant sans enfant. Ces dernières représentent seulement 10 % des montants transmis mais 50 % des recettes fiscales car les abattements dont elles peuvent bénéficier sont plus faibles et les taux plus élevés.

À héritage égal, impôt égal

Une réforme qui ne ferait évoluer que quelques paramètres du système a peu de chances de résoudre les principales failles de l’impôt actuel. Il semble préférable de modifier l’architecture même de l’impôt. Prendre en compte l’ensemble des transmissions reçues tout au long de la vie (et non plus chaque part) permettrait de satisfaire le principe « à héritage égal, impôt égal » et éviterait de pénaliser les successions mal préparées. Pour garantir ce principe, il faudrait aussi revenir sur un certain nombre de niches fiscales actuelles comme le régime spécial accordé aux assurances-vie. Il faudrait au minimum évaluer systématiquement les coûts et les gains des principales niches existantes. Cela concerne les assurances-vie mais aussi des mécanismes moins connus et jamais évalués comme le pacte Dutreil [5] favorisant la transmission d’entreprises qui, sans être supprimé, pourrait être plafonné.

Afin que ce nouvel impôt recueille l’adhésion d’une majorité de la population, il faut garantir que les transmissions patrimoniales de la majorité des Français soient exonérées. Un abattement global de 300 000 euros pour chaque héritier exonérerait environ 95 % d’entre eux. En revanche, pour réduire les inégalités entre héritiers et pour maintenir le rendement actuel de cet impôt, il faudrait augmenter les taux vraiment payés sur les successions les plus importantes. On pourrait, par exemple, appliquer un taux de 60 % au-delà de deux millions d’euros d’héritage. Ce barème pourrait être le même quel que soit le lien de parenté ce qui permettrait de revenir sur l’imposition très forte des transmissions entre frères et sœurs par exemple. Tous ces paramètres doivent évidemment faire l’objet de débats, et d’autres aspects non abordés ici, comme l’incitation à donner de son vivant, peuvent aussi être intégrés dans une telle réforme.

L’adhésion à ce type de réforme fiscale passe aussi par sa complémentarité avec les autres impôts sur le patrimoine, mais surtout par un engagement politique dans l’utilisation des recettes. Ainsi, les quinze milliards d’euros que rapporte chaque année l’impôt successoral seraient au moins maintenus, voire augmentés. Ils pourraient par exemple être utilisés pour mieux prendre en charge la dépendance des personnes âgées ou financer un revenu minimum pour les jeunes.

Nicolas Frémeaux
Économiste, maître de conférences à l’Université Paris 2. Il est l’auteur de Les nouveaux héritiers, Seuil, 2018.

Texte extrait de Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2021.

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Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2021.
128 pages.
ISBN 978-2-9579986-0-9
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[1On définit ici comme rentier tout individu qui reçoit en héritage plus que ce que les 50 % de la population les moins bien payés reçoivent en revenus du travail au cours d’une vie.

[2Voir Les nouveaux héritiers, Nicolas Frémeaux, Seuil, 2018.

[3« La fiscalité des héritages : connaissances et opinions des Français », Pauline Grégoire-Marchand, Document de travail 2018-02, France Stratégie, 2018.

[4Pour une illustration, voir « Héritage : comment transmettre un million d’euros sans payer d’impôts », Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, 11 mars 2021.

[5Mécanisme qui permet d’exonérer jusqu’à 75 % de droits de succession sur la transmission d’une entreprise familiale.

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Date de première rédaction le 23 décembre 2021.
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