Point de vue

Qui veut payer des impôts ?

Pour refonder la solidarité, il faut comprendre les raisons qui ont conduit à réduire les impôts. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 8 février 2007

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Revenus

En réduisant l’impôt sur le revenu, depuis 1999, les gouvernements français ont commis une erreur historique. Ils ont privé la collectivité de recettes cruciales pour le financement des services publics. Des dizaines de milliards d’euros ont été gaspillés, qui auraient pu servir à construire des logements sociaux, améliorer la qualité des écoles ou assurer la sécurité dans les quartiers sensibles. Ces milliards d’euros ont alimenté l’épargne des contribuables les plus fortunés : un dixième des foyers fiscaux ont perçu 70 % de cette manne, comme l’a souligné la Cour des comptes. La France a raté, au tournant du millénaire, l’occasion de se diriger vers un autre modèle, à la fois économiquement performant et solidaire, celui des pays nordiques, qui conjuguent faible chômage et forte redistribution.

Il est temps de dépasser ce constat et de refonder de nouvelles solidarités. C’est le sens de deux appels récents. Le magazine Alternatives Economiques (partenaire de l’Observatoire des inégalités) lance une pétition intitulée « Pourquoi nous consentons à l’impôt », qui critique notamment les propositions de réduction de l’impôt sur les successions. En deux jours, elle a réuni plus de 10 000 signatures. Les auteurs indiquent à propos des dépenses publiques : « Ces dépenses ne sont pas seulement un coût, elles sont aussi un investissement, gage à la fois de justice et de dynamisme ». Quelques semaines auparavant, dans un appel titré « Parlons solidarité », un ensemble de chercheurs interpelait les candidats à l’élection présidentielle : « L’investissement dans le capital humain, dans la protection sociale, dans des emplois de qualité ne constitue pas une dépense superflue. Il s’agit au contraire d’accroître notre efficacité collective pour sortir la France par le haut. ».

Ces appels au sens civique risquent de n’avoir qu’une portée limitée si le diagnostic qui a conduit aux erreurs du passé n’est pas assez clairement établi. Pourquoi les grandes forces politiques se sont-elles emparées de la thématique des diminutions d’impôts ? A droite de l’échiquier politique, ce type de mesure a toujours fait partie de l’arsenal des politiques publiques à mettre en œuvre pour « libérer les forces vives ». Leur objectif est de rendre l’économie plus dynamique, créer de la richesse et donc de nouvelles recettes pour la collectivité. Il est certain qu’un niveau trop élevé de prélèvements nuit à la création de richesse. Pourtant, jusque 2002, la pratique gouvernementale aura souvent été inverse : les diminutions d’impôts sont restées modestes. Ainsi, une étude détaillée du septennat de Valéry Giscard d’Estaing par un observateur qui ne connaîtrait pas son origine politique le ferait certainement classer à gauche de la gauche actuelle (il est vrai dans un autre contexte économique)…

Paradoxalement, les baisses d’impôts trouvent leur légitimité politique à gauche chez celui qui aura combattu le plus vigoureusement le président de centre droit, François Mitterrand. « La somme des impôts et des charges sociales (ce qu’on appelle les « prélèvements obligatoires ») atteint un tel niveau que l’envie et le moyen d’entreprendre disparaît », écrit François Mitterrand dans sa Lettre à tous les Français, du 8 avril 1988. Le discours se libère jusqu’en 2001 où Laurent Fabius souhaite « baisser les impôts pour préparer l’avenir » (Le Monde, 28 août 2001). Il faut se rappeler que l’on se bat à l’époque pour revendiquer la paternité des réductions d’impôts…

Renvoyer la faute au politique est une façon assez simpliste de régler la question. Qu’est-ce qui a pu alimenter ce discours ? Pas seulement l’euphorie économique sans précédent de la période 1997-2000 (« la cagnotte »), quasi-oubliée aujourd’hui.
Les médias ont joué un rôle non négligeable en le reprenant sans se poser de questions. Puisque gauche et droite s’entendent sur le thème, la presse s’est engouffrée dans cette voie sans trop se poser de questions, se fondant principalement sur des sondages. Parfois de façon orientée, comme encore jusqu’en septembre dernier lors de l’émission France Europe Express, d’où il ressortait que 84 % des Français étaient favorables aux baisses d’impôts (1) … La forme des questions a servi à faire parler les chiffres : on a jamais présenté clairement aux sondés la contrepartie en terme de services collectifs, des réductions d’impôts.

Que voulaient dire, au fond, ces sondages pour la population ? Une partie de la France souhaite un retrait de l’Etat, une réduction de l’offre des services publics. De façon plus profonde, la grande majorité répondait moins à la question des impôts qu’à la hausse du pouvoir d’achat : « nous voulons gagner un peu plus ». Logique. Il faut une grande dose d’abnégation au citoyen pour répondre « non » à la question « souhaitez-vous que l’on diminue les impôts ? ». Cela ne mange pas de pain de dire « oui », et quand on vit du Smic c’est toujours préférable à de nouvelles hausses des impôts, même si l’on est non imposable sur le revenu…

La grogne a été alimentée, aussi, par l’état du système fiscal lui-même. Les sondages sont orientés, mais le sentiment anti-fiscal existe bel et bien. Pour refonder la solidarité, il faut analyser ses raisons en profondeur.

Le système français de prélèvements obligatoires est peu redistributif (2). Certaines taxes ou impôts, de la redevance télévision à la taxe d’enlèvements des ordures ménagères (non considérés comme « prélèvements obligatoires » dans les statistiques), en passant par la taxe d’habitation, tiennent peu (ou quasiment pas) compte du niveau de ressource et frappent donc particulièrement les foyers les plus modestes. Globalement, le système est essentiellement proportionnel à la consommation (la TVA et la taxe sur les produits pétroliers), et aux revenus (par les cotisations sociales et la CSG). Du coup, les catégories populaires paient largement autant que les autres, en proportion de leur ressources.

Le système fiscal est surtout très peu progressif. L’impôt progressif est celui dont le taux augmente avec l’assiette (la valeur de la ressource) taxée, le seul qui réduise les inégalités relatives de niveaux de vie. Le principal impôt progressif en France est l’impôt sur le revenu : l’impôt à payer croît plus vite que n’augmentent vos ressources. Il est justifié par le fait que les revenus supplémentaires sont moins « utiles » que les premiers euros gagnés, on peut donc les taxer davantage.

L’impôt sur le revenu est effectivement source d’inégalités qui nourrissent les revendications de baisses. La vitrine redistributrice cache une multitude de « niches fiscales » qui en réduisent la portée réelle : du financement des emplois domestiques aux investissements lointains, en passant par l’investissement immobilier. Ces niches ont été dénoncées par de très nombreux commentaires, mais jamais sérieusement combattues, tant sont forts certains groupes de pression, comme les journalistes (3).

Un autre facteur majeur est largement ignoré, parfois faute de pouvoir comprendre vraiment son fonctionnement : le système du quotient familial, système que la France est la seule en Europe à encore utiliser. Il permet à une famille de réduire son impôt en proportion de ses revenus et du nombre de ses enfants (4). Cela signifie que la République reconnaît que l’enfant de riche coûte plus cher qu’un enfant de pauvre et qu’il faut lui donner davantage de moyens pour vivre (5). Au passage, en donnant plus aux enfants aisés, elle organise ainsi la reproduction sociale. Ce mécanisme réduit considérablement la charge fiscale des familles.

Le système français d’impôt sur le revenu est hypocrite : les taux affichés ne sont presque jamais appliqués. Globalement, la France est l’un des pays riches où l’impôt progressif rapporte le moins, comme l’indique tous les ans l’OCDE (organisme qui regroupe les pays riches). Les catégories aisées - si elles savent s’y prendre - n’ont que très peu d’intérêt à aller voir ailleurs pour payer moins cher : d’où le fait qu’aucune étude n’ait réussi à montrer l’existence d’une « fuite » vers l’étranger des catégories aisées.

Les jeunes sans enfant des catégories moyennes sont particulièrement pénalisés. Faute d’avoir des enfants, ils ne bénéficient pas du système du quotient familial et ne profitent pas, plus largement, de la politique familiale. Le plus souvent, leurs ressources sont insuffisantes (et leurs connaissances des mécanismes fiscaux moins développées) pour bénéficier des niches fiscales. Leur impôt sur le revenu peut être relativement élevé, et il s’ajoute aux cotisations, à la TVA et aux impôts locaux. En même temps, ces jeunes se trouvent au-dessus des plafonds de ressources des prestations destinées aux plus démunis, comme les allocations logement.

En même temps une autre catégorie constitue un des piliers du discours anti-fiscal : les indépendants. Historiquement, culturellement, cet univers a toujours combattu l’impôt et plus largement l’Etat, vu comme un obstacle direct à l’exercice de la libre activité d’entreprise. Mais cet univers n’a rien d’unifié. Il rassemble, l’agriculteur de montagne et le céréalier de la Beauce, le jeune médecin remplaçant et le chirurgien renommé. Sans exagérer ses difficultés par rapport à celles du Rmiste ou de l’ouvrier à la chaîne, une partie du monde des indépendants ne roule pas sur l’or. Elle reporte logiquement ses difficultés sur le système de prélèvements qui ampute directement ses revenus. Toute l’astuce consiste pour le haut de la hiérarchie des indépendants – fraction la plus aisée de la société française - à utiliser les revendications de la frange basse pour servir ses propres intérêts.

Il faut aussi apporter des réponses à ces catégories qui ne sont pas les plus à plaindre, mais qui ne revendiquent pas toujours par refus de participer à la solidarité nationale. Tant qu’une véritable opération vérité fiscale ne sera pas effectuée, on a peu de chance de sortir du cercle vicieux des baisses d’impôts. Cette opération devrait être valable pour l’ensemble des impôts, comme l’ISF qui ne porte que sur une petite partie de la fortune, ou les taxes d’habitation ou foncière, qui reposent sur des bases calculées dans les années 60…

L’affaire est mal engagée. La droite semble avoir compris qu’il fallait arrêter les dégâts avec les baisses d’impôts sur le revenu et préfère procéder par petites touches, comme l’impôt sur les successions. La gauche a toujours peur des taxes, et s’excuse quand, dans ses rangs, on préconise d’élever les impôts. Il faudra bien pourtant le faire. Chaque euro dépensé par l’Etat ou les collectivités locales doit être compté et recompté. Et l’on peut réaliser d’importantes économies sur des fonctions inutiles. Ces économies demeurent incomparables aux besoins en cours. Compte tenu du niveau de la dette de notre pays, aucun des élus de demain ne pourra mettre en œuvre de politique d’ampleur (du logement social à l’école en passant par la police) sans lever pour cela de nouvelles recettes et augmenter les prélèvements. A moins de licencier en masse les fonctionnaires réclamés en même temps dans les établissements scolaires ou les commissariats... Pour cela, il ne sera pas suffisant de faire porter l’effort sur une poignée de très riches, mais il faudra un vrai effort collectif.

(1) Les sondeurs ont leur part de responsabilité dans la formulation des questions et dans l’élaboration du discours anti-fiscal, même s’ils rejettent la faute sur les utilisateurs le plus souvent

(2) Mais les dépenses peuvent l’être par ailleurs.

(3) L’auteur de ce texte occupe par ailleurs la fonction de journaliste au magazine Alternatives Economiques.

(4) Avec un plafond tout de même, qui avait été réduit par Lionel Jospin.

(5) Pour aller plus loin voir « Comment prendre en compte le coût de l’enfant », Louis Maurin, Informations Sociales n°137, janvier 2007.

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Date de première rédaction le 8 février 2007.
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