Proposition

Pour réduire les inégalités entre étrangers et Français, on peut faire évoluer le droit

Les différences de traitement fondées sur la nationalité sont des « inégalités légales ». Il faut égaliser les droits entre Français et étrangers et ouvrir plus largement nos frontières. Propositions de Claire Rodier, juriste, directrice du Gisti.

Publié le 3 février 2022

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Tous les pays, au nom du principe de souveraineté des États, peuvent réserver un traitement différent de celui des nationaux aux personnes étrangères qui vivent sur leur sol : c’est ainsi qu’en France par exemple – ce n’est pas le cas partout – celles-ci se voient refuser le droit de vote, ainsi qu’un ensemble de droits civiques, à commencer par l’accès à un emploi de la fonction publique pour les étrangers nés hors Union européenne. C’est aussi pour cette raison que, pour entrer sur le territoire français, pour y séjourner et pour y travailler, les étrangers doivent y avoir été préalablement autorisés par la loi. Ces différences de traitement fondées sur la nationalité sont en quelque sorte des « inégalités légales », qui ne vont pas de soi puisqu’elles constituent des dérogations à un autre principe, le principe général d’égalité, et qu’à ce titre, ces inégalités doivent être justifiées par des motifs légitimes.

Ces « motifs légitimes » ne sont pas intangibles et ils ont évolué au cours des années. Jusqu’au début des années 1980, un étranger ou une étrangère devait demander une autorisation préfectorale pour pouvoir se marier en France. Cette condition a disparu au nom du droit de mener une vie familiale normale, issu de la Constitution. C’est aussi en référence à ce principe qu’à la même époque a été inscrit dans la loi le droit, pour les étrangers installés en France, de faire venir leur famille. Pendant très longtemps, de nombreuses professions, dans le secteur public comme privé, étaient inaccessibles aux étrangers pour préserver l’emploi des Français. Outre les emplois de la fonction publique dite régalienne (police, justice), leur étaient notamment interdits les organismes de sécurité sociale, les entreprises nationalisées, les secteurs de l’enseignement et de la santé et un grand nombre de professions libérales. Petit à petit, le nombre de ces « emplois fermés » a diminué (de l’ordre de sept millions en 2000 à cinq millions en 2019 [1]) et pourrait l’être encore.

Suspicion

On le voit, quoique rétréci au fil des années et des réformes, le champ des inégalités entre étrangers et nationaux perdure, sans que rien ne le justifie. En outre, ces inégalités sont aggravées par des pratiques administratives et des comportements qui s’apparentent souvent à de la discrimination.

Car la priorité politique donnée à la « maîtrise des flux migratoires », traduite par une succession de lois qui, depuis une quarantaine d’années, ne cessent de renforcer le contrôle et la surveillance, place la situation des étrangers sous le signe de la défiance. Si le mariage des étrangers n’est plus soumis à autorisation, les unions mixtes sont volontiers soupçonnées d’être des « mariages blancs », conclus dans le seul but d’obtenir des papiers. Dans le même esprit, la naissance d’un enfant dont l’un des parents est français et l’autre étranger est parfois assimilée à une stratégie de fraude puisque le fait d’être père ou mère d’un enfant français ouvre la porte à la régularisation du droit au séjour, puis éventuellement à la naturalisation. Le regroupement familial – qui permet de faire venir conjoints et enfants restés au pays –, même s’il est reconnu comme un droit, est subordonné à une procédure complexe, longue et souvent vexatoire, dont les conditions drastiques conduisent à séparer durablement des familles, voire poussent certaines à la faute en les incitant à venir en France avant d’en avoir obtenu l’autorisation.

En vertu des principes relatifs à la protection de l’enfance, tous les jeunes de moins de 18 ans devraient être traités de la même manière (prise en charge, éducation, formation), quelle que soit leur nationalité. En pratique, dans un contexte international qui jette sur les routes de l’exil de plus en plus de jeunes isolés, cette obligation est systématiquement contournée par une politique de chasse aux « faux » mineurs non accompagnés (MNA) : il s’agit pour l’administration de contester les déclarations de minorité des jeunes étrangers qui arrivent en France afin de leur refuser les droits dont ils doivent bénéficier. Dans de nombreux cas, ces contestations sont abusives et conduisent à placer des enfants dans la plus grande précarité.

Cette logique de la suspicion, en s’appuyant sur une législation à dominante répressive et des pratiques dissuasives quand elles ne sont pas illégales, précarise et fragilise une part non négligeable de la population étrangère qui vit et travaille en France. Érigée en projet politique, elle vise aussi à nourrir un sentiment de rejet à son égard, en la stigmatisant (« les étrangers sont des fraudeurs ») et en la criminalisant (« les étrangers sont des délinquants »). Elle est soutenue par un discours public largement diffusé qui tend à présenter l’étranger en soi comme un danger. Qu’il s’agisse des propos outranciers d’un polémiste d’extrême droite qualifiant les mineurs étrangers isolés de « violeurs », d’« assassins » et de « voleurs », ou de ceux du président Emmanuel Macron qui, face à l’exode provoqué par la victoire des talibans en Afghanistan au cours de l’été 2021, alertait sur la nécessité d’« anticiper et nous protéger contre les flux migratoires irréguliers importants », l’intention est la même : faire peur et faire croire qu’une menace d’invasion étrangère guette la France.

Pourtant, les chiffres ne corroborent pas la réalité de cette menace : au cours des vingt dernières années, la population étrangère est restée stable. Selon l’agence européenne de statistiques Eurostat, ne vit en France qu’une part relativement faible de personnes nées à l’étranger – incluant celles ayant acquis la nationalité française – en comparaison, par exemple, avec l’Allemagne (en 2019, celles-ci y représentaient 17,9 % de la population résidente, contre 12,5 % en France). Même la mal nommée « crise migratoire » de 2015-2016, qui a entraîné l’arrivée de plus d’un million d’exilés en Europe, n’a que très faiblement impacté la courbe des entrées en France. Avec toutes les précautions qu’il faut réserver à l’interprétation des sondages d’opinion, des analyses récentes portant sur l’évolution, depuis le début des années 2000, de l’hostilité de la population française à l’égard des étrangers laissent penser que celle-ci aurait eu tendance à diminuer au cours de la dernière décennie [2], à contre-courant de déclarations cherchant à exploiter la peur et l’inquiétude.

Une politique d’ouverture

Signe de cet écart entre ce qu’est supposée penser « l’opinion » et la réalité, un Manifeste pour une politique migratoire respectueuse des droits fondamentaux et de la dignité des personnes a été adopté en 2018 par près de 500 associations et collectifs français rassemblés dans les États généraux des migrations [3]. Il énumère les réformes urgentes à introduire comme la suppression des conditions spécifiques pour l’exercice d’un emploi, la présomption de minorité pour les mineurs étrangers, la suppression des conditions limitant le droit au regroupement familial, l’accès effectif et inconditionnel aux soins de santé, à l’éducation et à la formation et le respect du principe d’égalité devant les services publics.

Au-delà, le Manifeste réclame également la liberté d’entrée, de circulation et d’installation dans l’espace européen pour les personnes étrangères à l’Union européenne. Souvent raillée comme une utopie irréaliste, cette revendication, émanant ici de celles et ceux qui sont au plus près confrontés aux dégâts causés par la politique migratoire menée en France, prend un sens particulier. Elle témoigne de l’incompatibilité entre le droit reconnu aux personnes étrangères de jouir, au même titre que les nationaux, de libertés fondamentales comme la liberté d’aller et venir, le droit de ne pas être détenu arbitrairement ou celui de vivre en famille, et le maintien d’une « police des étrangers » qui, au quotidien, met à mal ce droit.

En 2020, pendant la crise sanitaire, les États Généraux des Migrations ont interpellé le président de la République pour demander la régularisation immédiate, pérenne et inconditionnelle de toutes les personnes sans papiers. De fait, pendant la période du premier confinement, en France comme dans le reste de l’Europe, des travailleurs étrangers ont été placés « en première ligne » pour pallier le manque de main-d’œuvre causé par la pandémie, et mis momentanément à l’abri de l’acharnement de la police et des préfectures. La crise de la Covid-19 a ainsi montré que le « tout-répressif » n’est pas la clef de voûte incontournable de la politique migratoire. Si, pendant quelques mois, sans que les pays d’accueil en pâtissent, des expulsions ont été annulées, des centres de rétention fermés faute d’occupants, des exilés abrités plutôt que laissés à la rue, des sans-papiers régularisés, pourquoi ne pas imaginer que cette approche pourrait se généraliser ?

Claire Rodier
Juriste, directrice du Groupe d’information et de soutien des immigré.es (Gisti). Autrice notamment de Migrants et réfugiés : réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents, coll. Cahiers Libres, La Découverte, 2e édition, 2018.

Texte extrait de Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2021.

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Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2021.
128 pages.
ISBN 978-2-9579986-0-9
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Date de première rédaction le 3 février 2022.
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