Point de vue

Non, les enfants pauvres n’existent pas

1,5 million d’enfants et de jeunes de moins de 18 ans vivent dans une famille pauvre. Leurs parents sont pauvres et c’est la pauvreté des adultes qu’il faut combattre. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 14 juin 2018

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Revenus Âges Pauvreté

Il existe un consensus en France pour s’apitoyer sur la pauvreté des enfants. Comment tolérer que la misère frappe ces têtes innocentes ? Dans notre pays, 1,5 million de mineurs vivent dans un ménage pauvre (seuil de pauvreté à 50 %). Au mieux avec 1 800 euros par mois, toutes aides comprises, pour une famille avec deux jeunes enfants. Souvent avec beaucoup moins. Sauf que les « enfants pauvres » n’existent pas. On agite la misère des plus petits pour masquer celle des grands.

Les enfants n’ont jamais été pauvres eux-mêmes. Ces enfants sont des enfants de chômeurs, de précaires et de salariés très mal payés ou en temps partiel, de migrants à qui l’on refuse le droit de travailler légalement. Une part de ces enfants vit aussi au sein de familles monoparentales dont les mères sont majoritairement à la tête et qui le paient cher en termes de précarité. Surtout, ces enfants vivent dans des pays riches incapables de créer de l’emploi de qualité du fait de la concurrence infernale qu’ils se livrent.

L’article 11 du préambule de la Constitution de 1946 indique que la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». Soixante-dix ans plus tard, ce n’est toujours pas le cas. La médiatisation de la pauvreté des enfants croît en fonction du désintérêt pour celle de leurs parents. Réduits à se contenter de la solidarité nationale pour vivre, ces derniers sont même présentés comme des « assistés » qui doivent admirer et s’inspirer du « premier de cordée » [1].

Les enfants pauvres n’existent pas, mais les privations dont souffrent l’ensemble des membres d’un ménage modeste pèsent sur les enfants. Sans tomber dans le misérabilisme, vivre dans une famille aux très faibles revenus constitue l’une des composantes de la reproduction des inégalités [2] : le manque de moyens et des conditions de vie difficiles constituent des obstacles certains, par exemple, dans la réussite scolaire et l’insertion professionnelle.

De quoi ont besoin ces enfants ? Pas d’une énième « stratégie de lutte contre la pauvreté » en 20 mesures et 40 sous-mesures, dotée de quelques millions d’euros, charité concédée à la médiatisation par le ministère des Finances. Pas non plus que l’on pleure sur leur sort. Ils ont besoin en premier lieu qu’on leur donne un avenir en rendant l’école plus juste. Non en réduisant la taille d’une poignée de classes de CP – la mesure mise en place à la rentrée dernière ne concerne que 8 % des classes de ce niveau et un quart des enfants de pauvres [3] – mais en modernisant l’école en profondeur pour la rendre plus égalitaire et non formatée pour faire réussir les enfants de la bonne bourgeoisie intellectuelle.

Ils ont ensuite surtout besoin que l’on donne un coup de pouce à leurs parents plutôt que de leur grappiller de façon mesquine quelques euros d’allocations logement ou d’autres prestations. Comme l’ont montré magistralement Denis Clerc et Michel Dollé, « réduire la pauvreté est un défi à notre portée » [4] pour peu qu’on offre des services publics de qualité en matière de logement, de santé, d’accueil de la petite enfance ou périscolaire. Pour peu qu’on régule le marché du travail au lieu de se lancer dans une course folle à la flexibilité.

Qui s’en soucie ? La vaste commisération médiatique vis-à-vis des enfants pauvres constitue une montagne d’hypocrisie. À l’automne dernier, un chèque de cinq milliards d’euros a été signé pour les plus riches – notamment à travers la suppression d’une grande partie de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) – sans susciter de vague d’indignation. Le summum de la justice sans doute pour le président de la République qui méprise ceux qui défendent le modèle social. Ce chèque est l’équivalent d’une allocation de 280 euros mensuels par enfant « de » pauvres ! De quoi créer des dizaines de milliers de logement sociaux, de places de crèche ou d’emplois d’enseignants. De quoi offrir de solides formations aux parents très peu qualifiés souvent privés d’emploi.

La France qui gagne célèbre l’exemplarité de la réussite, le sens de l’effort des meilleurs et la flexibilité de ses serviteurs. La sécurité pour cette France-ci se nourrit de l’insécurité sociale des parents des enfants pauvres. Elle fait mine de se lamenter mais laisse dans l’indifférence monter les tensions sociales et le populisme. Parce qu’elle sait qu’elle n’en paiera pas les conséquences concrètes. Elle en est pourtant moralement responsable et devra l’assumer dans l’Histoire de notre pays.

Louis Maurin

Photo / © Fotolia, Katya Naumova


[1Selon l’exhortation d’Emmanuel Macron, lors d’une intervention télévisée sur TFI en octobre 2017.

[2Voir le rapport de Jean-Paul Delahaye remis à la ministre de l’Éducation nationale, « Grande pauvreté et réussite scolaire », mai 2015.

[3Voir « Les trois quarts des élèves défavorisés étudient hors de l’éducation prioritaire », Centre d’observation de la société, 4 juillet 2017.

[4Voir leur ouvrage Réduire la pauvreté, un défi à notre portée, Les Petits Matins, mars 2016.

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Date de première rédaction le 14 juin 2018.
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