Entretien

Mettre la question sociale au cœur des politiques écologiques

Les inégalités économiques s’articulent avec des inégalités environnementales. Comment peut-on les définir, les mesurer et les réduire ? Entretien avec Lucas Chancel, économiste, co-directeur du Laboratoire sur les inégalités mondiales.

Publié le 4 mai 2021

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Revenus Modes de vie Environnement

Dans votre livre Insoutenables inégalités, vous proposez d’explorer les liens entre les inégalités économiques et les inégalités environnementales. Qu’entendez-vous par « inégalités environnementales », de quoi parle-t-on ?

Je tente d’analyser comment s’articulent les inégalités classiques de richesse, entre classes sociales, entre hommes et femmes, les discriminations etc. avec de nouvelles formes d’inégalités environnementales. Concrètement, ces inégalités environnementales sont liées à l’accès – facile ou difficile – aux ressources naturelles (accès à des espaces verts par exemple). Elles sont liées à l’exposition aux risques (comme la pollution aux particules fines ou aux risques industriels), qui n’est pas la même pour tous. Elles sont liées au fait que nous ne sommes pas égaux dans la façon dont nous polluons (notamment en matière d’émissions de gaz à effet de serre). Et enfin elles sont liées au fait que tout le monde n’a pas le même poids dans les décisions politiques, alors que les mesures pour protéger l’environnement n’ont pas le même impact pour tout le monde. Ces inégalités environnementales sont très intriquées aux formes plus classiques d’inégalités sociales.

Sait-on mesurer les inégalités environnementales ?

Très mal. Il y a là un grand paradoxe. D’un côté, des milliards de données surgissent aux quatre coins du monde et sont vendues au plus offrant. Ce sont les informations personnelles, collectées au travers des réseaux sociaux et exploitées à des fins commerciales. De l’autre, les États sont à l’ère de la préhistoire dans la collecte et le traitement des données sur les inégalités. Rien que sur les inégalités sociales, que l’on croit bien observer, on sous-estime probablement leur niveau à cause de l’opacité extrême des flux financiers internationaux. Sur les inégalités environnementales, c’est encore pire. Le sujet est plus récent et l’outillage statistique encore peu développé.

Néanmoins, a-t-on une idée sur la façon dont elles ont évolué dans le temps ?

Le fait que l’on soit très loin d’avoir un bon service public de mesure et d’évaluation des inégalités environnementales ne signifie pas que l’on ne peut rien en dire. Des chercheurs, des organisations non gouvernementales, des institutions, ont fait progresser notre savoir.

Si l’on prend une photo de ces inégalités aujourd’hui, les ménages les plus modestes sont en général les plus exposés aux risques environnementaux. Ce n’est pas systématique, tout le monde est exposé, mais certains le sont plus que d’autres. C’est une réalité statistique.

On le mesure par exemple dans l’exposition aux inondations. Dans les zones inondables, notamment dans les pays pauvres, les populations les plus modestes sont surreprésentées. C’est en partie lié à la dynamique du marché immobilier. Les lieux les plus sûrs, les plus protégés de ces risques, sont aussi les plus valorisés. On l’a vu de façon très spectaculaire au moment de l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans aux États-Unis. On retrouve aussi une telle inégalité dans des pays européens.

Le schéma général se retrouve : plus vous êtes pauvre, plus vous êtes exposé. S’ajoute à cette exposition inégalitaire, le fait que les plus pauvres, les plus concernés, ont également moins de ressources pour faire face aux conséquences (réparer, reconstruire, etc.).

On peut aussi évoquer le cas des agriculteurs, en France. Ils sont les premières victimes des produits chimiques utilisés en agriculture intensive. Ils sont plus exposés aux risques pour leur santé, mais l’accès aux soins leur est rendu plus difficile du fait de la concentration dans les villes des établissements de soins et des professionnels de santé.

Les travaux manquent pour mesurer l’évolution des inégalités environnementales. Pour tout de même prendre un exemple, une étude récente [1] de Pascale Champalaune, de l’École d’économie de Paris, montre que les actions des agglomérations pour améliorer la qualité de l’air n’ont pas profité aux quartiers les plus pauvres, mais semblent, au contraire, avoir favorisé les zones qui étaient à l’origine moins exposées aux particules et relativement aisées. Les plus pauvres ont donc été les grands délaissés de ces plans liés à la qualité de l’air. L’enjeu aujourd’hui est de mettre l’équité au cœur des politiques écologiques. Sinon, on risque le clash social.

Quel est le facteur qui rend le plus vulnérable aux risques environnementaux, le pays où l’on habite ou sa classe sociale ?

C’est une question importante et dont la réponse va dépendre largement des risques auxquels on s’intéresse (exposition au plomb, engrais, températures, etc.). Pour y répondre, un détour par la question des inégalités économiques est utile.

Il faut revenir à ce que l’on connaissait avant la révolution industrielle, période durant laquelle l’essentiel des inégalités mondiales de richesse était expliqué par votre place dans la société, plus que par l’endroit où vous étiez né dans le monde. La révolution industrielle a changé la donne. Des pays sont devenus beaucoup plus riches que d’autres, en raison de forts gains de productivité et du processus colonial. Les inégalités entre citoyens du monde sont alors expliquées davantage par le pays où l’on nait, plus que par la classe sociale. Et puis, dans les années 1980, retournement de la situation à nouveau : ce n’est plus le pays mais à nouveau votre classe sociale à l’intérieur de votre pays qui est le principal facteur d’inégalités de richesse au niveau mondial. Retour, en quelques sortes, à la situation préindustrielle.

Pour les inégalités environnementales, on est sur des logiques un peu semblables. Aujourd’hui les pays pauvres sont plus exposés aux risques climatiques que les pays riches. Mais au sein des pays pauvres, les plus pauvres le sont encore davantage et les plus aisés ont les moyens de se protéger (climatisation, accès aux soins, etc.). Par conséquent, la classe sociale joue largement, et de plus en plus, au sein de chaque pays.

Ajoutons quand même une nuance importante. Dans de nombreux pays du Nord, le fait que les températures montent d’un ou deux degrés est potentiellement plutôt bénéfique : on fait des économies de chauffage, les rendements de certaines cultures augmentent, etc. Nos pays tempérés s’en sont plutôt bien sortis – jusqu’à présent. Cela nous a d’ailleurs empêché de voir venir la catastrophe en cours.

En revanche, dans les zones tropicales plus chaudes, même une hausse de quelques dixièmes de degré est bien plus nuisible et ses effets se font déjà largement ressentir. C’est visible à travers les catastrophes comme les cyclones ou ouragans. Mais c’est surtout à travers la baisse de la productivité agricole que les pays les plus pauvres pâtissent et vont pâtir encore davantage de la hausse des températures : dans les pays du Sud, le dérèglement climatique diminue les rendements et risque d’exposer de larges populations à la faim. Les populations paysannes seront les premières affectées.

Vous parlez de cercle vicieux des inégalités sociales et environnementales. Pouvez-vous expliciter cette dynamique ?

En France, les inégalités sont plus fortes qu’il y a trente ans. L’augmentation des revenus n’est pas la même selon les catégories sociales. Celles situées en haut de l’échelle des revenus se sont enrichies plus, et plus rapidement, que celles du bas de l’échelle. Les gens sont conscients de cette dynamique. Dans un tel contexte, les mesures politiques, quelles qu’elles soient, qui ne prennent pas en compte les situations très inégalitaires au sein de la population ont toutes les chances d’être massivement rejetées. Cela risque de faire exploser en vol les politiques environnementales. Le niveau des inégalités économiques et sociales crée des difficultés à traiter les problèmes environnementaux.

Prenons l’exemple de la taxe carbone. Augmenter la taxation des carburants – comme c’était le projet du gouvernement en 2018 – n’était pas en soi une mauvaise idée. Mais, vue la manière dont l’exécutif a voulu le faire, sans considération de l’effort que cette augmentation allait représenter sur le budget des classes populaires, ça ne pouvait pas marcher. D’un côté, on a voulu organiser un prélèvement de quatre milliards d’euros par an en taxe carbone, appliquée de la même façon pour tous sans considération du niveau de revenu. De l’autre côté, on a redonné aux mieux nantis quatre milliards d’euros en supprimant l’impôt de solidarité sur la fortune. C’était insoutenable.

Si demain, on interdit le diesel, les gens aisés pourront sans difficulté changer de voiture, alors que d’autres n’en auront pas les moyens. Qu’il s’agisse de prix ou de mesures politiques, de lois ou de normes, l’important est de répondre à la question : quels moyens donne-t-on aux plus modestes pour que telle mesure écologique soit socialement acceptable ?

Même chose en matière d’emplois. La balance entre les emplois détruits et les emplois créés par la transition écologique est très favorable selon toutes les études qui regardent la question sérieusement. En orientant l’activité économique vers des activités plus durables (isolation thermique des bâtiments, énergies renouvelables, recyclage, etc.), on créera plus d’emplois qu’on en détruira. Mais comment faire pour accompagner les secteurs qui perdront des emplois ? Comment indemnise-t-on les perdants ? Une grande transparence sera nécessaire pour accompagner au mieux les perdants, et notamment les plus modestes. Il nous manque en France et en Europe une sécurité sociale-écologique adaptée aux transitions à venir.

Les plus riches détruisent-ils la planète ?

Commençons par dire que la destruction de la planète est un fait partagé. Chacun a sa part de responsabilité. C’est une responsabilité commune. Commune, mais différenciée : la responsabilité n’est pas de même grandeur selon les pays : les pays riches sont largement les plus pollueurs, les plus destructeurs. De même, à l’échelle des ménages au sein de chaque pays, les riches sont plus pollueurs que les pauvres.

Les 10 % des plus riches de la population de la planète émettent 50 % des émissions de gaz à effet de serre selon les travaux réalisés avec mon collègue Thomas Piketty. Dans cette perspective, oui, les plus riches détruisent davantage. La France fait partie de ces pays. Au sein de notre pays, les super-pollueurs sont les 5 % à 10 % des plus riches ménages français. Il ne faut pas se laisser berner par la mauvaise foi ou l’ignorance qui nous fait parfois entendre : « oui, je suis riche, mais j’habite en ville et je pollue peu car mes deux voitures sont bas carbone ». En réalité, les émissions de gaz à effets de serre proviennent largement de ce que l’on achète et consomme, par seulement de l’essence que l’on met ou pas dans sa voiture. Au-delà de leur mode de vie, les plus aisés sont aussi les détenteurs du patrimoine, et en particulier des portefeuilles financiers. Ils sont actionnaires d’industries qui pour la plupart continuent de polluer et à ce titre, sont en partie responsables des émissions de ces entreprises.

La sensibilité à la question de l’environnement ne risque- t-elle pas de masquer la question sociale ?

Au contraire, je pense qu’elle la fait apparaître sous un angle nouveau. Il n’y a pas une seule manière de traiter la question écologique. Il y aura plusieurs trajectoires plus ou moins égalitaires ou inégalitaires. Donc : veut-on une écologie qui réduise les inégalités économiques, sociales, ou veut-on une écologie qui laisse s’accroître les inégalités ?

La France va devoir faire des investissements colossaux, dans le logement, dans les transports, pour traiter une part du problème environnemental. Qui va faire ces investissements ? Des fonds de pension, c’est-à-dire les détenteurs de gros patrimoines qui, aujourd’hui, disposent des moyens financiers les plus grands ? Ou bien, va-t-on décider que c’est aux collectivités locales de les faire ? Va-t-on confier le soin de faire ces investissements à des milliardaires ou à des coopératives de production d’énergie renouvelable ? Privé ou public ? On ne se pose pas assez ces questions. Or, celle de la propriété des ressources et des infrastructures est essentielle. Nous avons besoin d’un grand service public de la transition énergétique.

Les États ont tendance à dire : «  on n’a pas suffisamment d’argent public pour faire ces investissements ». Mais ce n’est pas une fatalité.

Les comportements que nous pouvons changer à l’échelle de chaque citoyen peuvent-ils suffire ?

Très clairement, non. Des transformations sont nécessaires à l’échelle de l’individu. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut l’intervention de la puissance publique pour s’attaquer aux normes et faire les investissements écologiques indispensables. La consommation des individus ne représente qu’un tiers ou un quart du problème ! Il est impératif de s’attaquer à la dimension collective, donc politique, du problème.

Typiquement, les enjeux en termes d’énergie ou de transports ne relèvent pas de la seule échelle individuelle. Les problèmes écologiques qu’ils nous posent aujourd’hui résultent de choix politiques anciens. On a besoin de nouveaux choix politiques.

Quelles voies collectives, quelles politiques publiques vous paraissent les plus urgentes à mettre en œuvre ?

On a d’abord besoin de mieux mesurer et de mieux suivre ces questions. On en est encore à mesurer la richesse principalement avec le produit intérieur brut (PIB) – la richesse globale créée à l’échelle d’un pays –, ce qui ne dit absolument rien de l’évolution des inégalités. Les émissions de CO2 ? On en parle avec des chiffres qui ont deux ans de retard ! Créer des outils de mesure statistique relève d’un choix politique. Or, on fait le choix de ne pas créer ces outils de connaissance.

Nous avons aussi besoin d’investissements colossaux. Ils nécessitent une propriété partagée, plus collective, à l’échelle des communes, des régions, des États. Il faut dépasser le régime de propriété actuel, qui tend à revenir vers une situation d’Ancien Régime, au sens où certains héritent et d’autres non. Cela veut dire développer un régime dans lequel la propriété circule davantage, notamment via la fiscalité (fiscalité sur les patrimoines, sur les donations) et quand cela est utile, est davantage collective (sur les infrastructures énergétiques notamment). Nous devons donc rouvrir le chantier de la fiscalité et revenir à une fiscalité beaucoup plus progressive, c’est-à-dire qui prélève davantage à ceux qui détiennent le plus. Bref, nous devons mieux redistribuer et répartir la richesse pour créer une propriété commune publique demain, qui permette de faire face aux inégalités environnementales, à l’avenir du climat et de la planète.

C’est tout à fait faisable et cela s’est déjà fait par le passé. Dans les années 1930, aux États-Unis et dans les pays anglo-saxons, les taux d’imposition étaient de l’ordre de 90 % sur les tranches les plus hautes des revenus et des patrimoines. Des taux qui nous paraissent aujourd’hui confiscatoires ! C’est ce qui a permis à ces pays d’investir dans des infrastructures et de flamboyer.

Thomas Piketty avance aussi la proposition d’un héritage minimum à hauteur de 120 000 euros de patrimoine qui serait versé à chacun à l’âge de 25 ans. Il pourrait être financé par un prélèvement sur les gros patrimoines. Ce serait une nouvelle forme de redistribution et une façon de donner à chacun un minimum de « pouvoir faire ».

La question des inégalités a été très bien formulée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : les inégalités sont supportables tant qu’elles répondent à « l’utilité commune ». Par exemple, des niveaux de richesse à la Jeff Bezos ou à la Bernard Arnault contribuent-ils au bien commun ? On a du mal à en être convaincus et à ne pas y voir un lien entre inégalités et injustice !

Lucas Chancel est professeur d’économie à Sciences Po. Il co-dirige le Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Database). Il est l’auteur d’Insoutenables inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, éd. Les Petits Matins, octobre 2017.

Propos recueillis par Marie-Paule Mémy, Gérard Grosse et Marc Lévy de l’Observatoire des inégalités.

Photo / DR


[1Voir « Exposition à la pollution atmosphérique en France : quelles inégalités ? », Pascale Champalaune, Paris School of Economics, décembre 2020.

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Date de première rédaction le 4 mai 2021.
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