Questions clés

Les inégalités sont-elles dans nos têtes ?

Les inégalités sont constituées de handicaps et de discriminations bien réels. Mais aussi de barrières intérieures que l’on construit soi-même, ou de tout un ensemble de mécanismes qui nous assignent une place dans la société. L’analyse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 14 mai 2020

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Pour faire accepter les inégalités, rien de tel que de faire en sorte que ceux qui en sont victimes pensent être destinés à la place que la société leur assigne. Ceux qui les subissent « collaborent » inconsciemment au processus. On le sait depuis bien longtemps : c’est en gros l’objet du Discours sur la servitude volontaire, écrit par Étienne de la Boétie en… 1574. S’en tenir à leur rôle de fille pour les filles, rester à la même position sociale que leurs parents pour les enfants de milieux modestes, etc. On s’en remet de moins en moins à la religion pour accepter son destin, mais d’autres mécanismes se chargent de vous forger un futur.

Les inégalités résultent d’abord du fait que certains disposent d’avantages que d’autres n’ont pas (argent, diplômes, etc.) ou que certaines populations sont discriminées. Quand on est précaire, mal rémunéré et en plus d’une certaine couleur de peau, il n’est pas facile d’accéder au logement par exemple. Le problème ne s’arrête pas là. En plus de ces inégalités que l’on pourrait dire « concrètes », il en existe d’autres, que nous nous créons nous-mêmes : les barrières intérieures, ces inégalités dont on parle beaucoup moins parce qu’elles sont bien plus difficiles à saisir. Prenons l’exemple de l’école. La sélection sociale s’y opère par le niveau scolaire mais aussi au « bluff », comme au poker. Quand les jeunes de milieux populaires n’osent pas emprunter telle ou telle voie scolaire parce qu’ils l’estiment trop difficile pour eux, les jeunes des milieux favorisés y sont mécaniquement mieux représentés. Confiants et se sentant légitimes à le faire, les enfants des classes supérieures s’orientent « naturellement » vers les filières qui leur sont prédestinées.

À force par exemple d’asséner que les inégalités explosent, que la pauvreté progresse en permanence et que l’ascenseur social est bloqué, on obtient un effet pervers. Cette dramatisation nourrit le fatalisme. À quoi bon poursuivre des études si tout est joué d’avance ? Cette situation finit par peser sur le devenir des individus concernés, notamment les plus jeunes qui anticipent un échec puisque rien ne semble possible. Au bout du compte, les plus forts remportent la bataille sans même avoir à la livrer [1]. En clair, si l’on veut comprendre la puissance des inégalités, il faut aussi dresser la critique du discours sur les inégalités. Ce qu’un certain nombre de combattants de l’injustice ont du mal à faire.

Pièce de théâtre

Comment marche ce processus ? Comme dans une pièce de théâtre, la société nous attribue un rôle à jouer. Tout en insistant sur nos capacités d’improvisation à mettre en avant, elle nous donne une place et définit le comportement à avoir en fonction des situations. Les médias, les enseignants, les amis, la famille, l’univers professionnel : par de très nombreux biais, la société nous indique quel rôle tenir : c’est ce que l’on appelle des « stéréotypes » [2]. Ces stéréotypes vont influer sur notre trajectoire et avoir des conséquences sur nos choix, parfois sans même que l’on s’en rende compte. C’est ainsi, par exemple, que pour leurs études, les femmes se dirigent beaucoup plus souvent vers les filières littéraires et les hommes vers les filières scientifiques. Il est très difficile de sortir des rails tracés car ces rôles, nous les intériorisons par un processus qui remonte à la plus petite enfance.

Comment se fait-il que les victimes des inégalités adhèrent aux stéréotypes et qu’elles « collaborent » à la construction des inégalités ? Pour partie, ces stéréotypes nous rassurent. En s’y soumettant, on se protège de l’échec. En réduisant nos illusions, on évite la désillusion. Ces stéréotypes contribuent aussi à nous forger une personnalité. Une partie des jeunes qui échouent à l’école se construisent sur ce revers : ils deviennent les durs, les rebelles contre le système. Ceux qui réussissent sont rangés, eux, dans le camp des « fayots », des chouchous des enseignants. Certes, ce n’est pas facile de sortir des rails que l’on trace pour nous, mais il est parfois nécessaire de le faire.

De nombreuses expériences de psychologie sociale montrent l’importance du contexte dans la réussite scolaire. Ainsi, rendre visible le succès ou l’échec influe sur les résultats des élèves. Exemples : le fait de devoir lever la main pour signaler que l’on connaît la bonne réponse avantage les élèves des catégories sociales favorisées ; faire réaliser le même exercice en indiquant que celui-ci est noté ou pas, n’aboutit pas aux mêmes résultats. Le fait de dédramatiser les enjeux, en signalant que la difficulté de l’exercice est normale, a aussi un effet. « Lorsque les exercices sont décrits comme une évaluation, les élèves de milieux populaires, que l’éloignement des logiques scolaires porte davantage à douter de leurs « capacités », réussissent significativement moins bien que leurs pairs de milieux plus favorisés », analysent Mathias Millet, sociologue, et Jean-Claude Croizet, psychologue [3]. Plus la compétition est tendue, plus elle sera difficile pour ceux qui sont les moins sûrs d’eux. « Contrairement à une idée commune, être confronté à la « réussite » des autres est une expérience souvent pénible qui pousse à la dévalorisation de soi  », poursuivent-ils. Justement, l’école française, sous couvert de valoriser les « mérites », met l’accent sur la compétition, sur la part individuelle de la réussite scolaire, plutôt que sur la collaboration. Ce qui influe sur les possibilités de réussite des jeunes issus des milieux sociaux défavorisés.

De bonnes raisons ?

L’affaire est encore plus complexe que cela en réalité. Si l’on n’ose pas, ce n’est pas seulement parce que l’on se construit artificiellement des barrières, c’est aussi que l’on anticipe des difficultés, parfois pour de bonnes raisons. Les filles savent par exemple que ce sera plus dur pour elles de réussir dans le monde de l’entreprise, à cause du machisme d’une partie des hommes. Les enfants d’ouvriers savent qu’à notes égales, ce sera plus dur pour eux au lycée et à l’université que pour ceux de cadres supérieurs, du fait du fonctionnement du système éducatif. Ou encore, une partie des jeunes des minorités « visibles » ne se présenteront pas à la porte de certaines boîtes de nuit le samedi soir car ils savent d’avance qu’on les jugera « à la tête du client » et qu’on ne les laissera pas entrer. Quoi de plus rationnel ? Comme l’a noté le sociologue Pierre Bourdieu, les « chances objectives » sont converties en « désespérances subjectives » et s’imposent « à tous les membres d’une même classe à travers l’expérience des échecs et des succès » [4]. Bref, l’intériorisation ne tombe pas du ciel, elle repose sur l’expérience de la société.

Comprendre comment fonctionne ce que l’on appelle l’intériorisation de l’échec est un exercice difficile et il faut manier le raisonnement avec précaution. Le poids des inégalités est bien réel, et souligner que, comme au Loto, « 100 % des gagnants ont tenté leur chance » est trompeur. Dans ce cas, si vous n’avez pas réussi, c’est de votre faute. Le self made man anglo-saxon est un mythe : quand on part de rien, on arrive rarement au sommet. Appeler naïvement à « briser ses chaînes » ou « croire en son avenir », comme c’est à la mode, peut aussi être une manière de ne pas changer un système inégalitaire et de s’en remettre à la responsabilité de chacun. Pour réduire les inégalités, il n’y aurait qu’à oser. Bref, on marche sur une crête étroite avec d’un côté de la démagogie et de l’autre la mécanique implacable des inégalités qui aboutit au fatalisme. Il est difficile de ne tomber ni dans un camp ni dans l’autre, mais c’est bien ce qu’il faut arriver à faire : rendre le système d’ensemble plus juste tout en élargissant les horizons, en donnant à chacun la possibilité de sortir des rails qui sont posés devant lui.

Viser la lune, ça ne leur fait plus peur ?
D’Amel Bent, qui n’avait pas peur de « viser la lune » (Ma philosophie, 2004), à Grand Corps Malade qui assure que « Ça peut chémar » (2006), ou encore à Soprano qui veut « se battre pour des idées, avant de s’en aller rejoindre les étoiles  » et pour qui la « seule marche arrière tolérée est celle pour sauter l’obstacle » (Avant de s’en aller, 2012) en passant par Bigflo et Oli qui trouvent « qu’il aurait dû y aller » (Dommage, 2017), les plus jeunes de chaque génération entendent de nombreuses petites voix qui les appellent à aller de l’avant avec force, à ne pas s’inférioriser ni se faire enfermer dans des stéréotypes de genre, de couleur de peau ou de milieu social.

Il est facile pour les adultes de s’en moquer et de trouver ces paroles bien naïves. Elles sont pourtant plus puissantes que beaucoup ne le pensent. Elles jouent un rôle plus efficace que les discours qui répètent en permanence que nos sociétés sont en déclin. À condition de ne pas tomber dans la démagogie, de bien voir que le jeu n’est pas équitable, ces voix constituent un des éléments clés de la lutte contre les inégalités.

Ce texte est extrait de Comprendre les inégalités, Louis Maurin, éd. Observatoire des inégalités, juin 2018.

Photo / © Orna Wachmana - Pixabay


Comprendre les inégalités, Louis Maurin, éd. Observatoire des inégalités, juin 2018.
128 pages.
ISBN 978-2-9553059-4-2
9 € hors frais d’envoi

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[1C’est pour cela que notre projet destiné aux jeunes s’appelle « Informer sans enfermer ».

[2Voir « Stéréotypes : la face invisible des inégalités », Nina Schmidt, Observatoire des inégalités, 22 avril 2014.

[3Dans L’école des incapables ? La maternelle, un apprentissage de la domination, La Dispute, 2016.

[4« L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture », Pierre Bourdieu, Revue française de sociologie, vol. VII, 1966.

Date de première rédaction le 14 mai 2020.
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