Entretien

« Les inégalités créent des tensions majeures ». Entretien avec Louis Maurin

À quelques semaines de l’élection présidentielle, faisons le point sur les liens entre politiques publiques et inégalités. Entretien avec Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, extrait du journal La Voix du Nord.

Publié le 18 février 2022

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Modes de vie Revenus Emploi Âges Femmes et hommes

Quel regard portez-vous sur la manière dont sont évoquées les inégalités sociales dans la campagne ?

Je ne crois pas aux sondages comme outil de compréhension de la société. Certes, l’immigration m’intéresse, ne serait-ce que pour le traitement qu’on réserve aux immigrés, mais on donne à ce thème une place médiatique démesurée. Le pouvoir d’achat est aussi dans le débat aujourd’hui, en partie à cause des hausses des prix de l’énergie, mais dans l’ensemble, dans le temps court, les inégalités sont occultées.

En revanche, dans un temps plus long, elles s’imposent, même si parfois une inégalité peut en cacher une autre. Je veux dire qu’il faut s’intéresser au cœur des problèmes. Par exemple, on dit avec raison que la question du genre évolue beaucoup, et c’est bien, mais on ne va pas jusqu’à se pencher sur la précarité des femmes peu qualifiées. Or, la crise l’a montré : les statuts des femmes caissières, des femmes de ménage n’ont absolument pas évolué.

Mais qui dicte cet état de fait ?

Il y a un combat entre les formes d’inégalités à mettre au premier plan, pour placer telle ou telle inégalité dans le débat. Les inégalités sociales n’ont pas la place qu’elles devraient avoir, notamment celles qui séparent les exécutants des donneurs d’ordre.

La question de l’insécurité sociale, de ne pas avoir d’horizon de vie, est pourtant cruciale. Mais elle n’intéresse pas la tranche bourgeoise et intellectuelle, qui préfère se préoccuper de passer de bonnes vacances, d’inscrire ses enfants dans de bonnes écoles, ou de manger bio.

Comment se concrétise tout cela ?

Il y a une forme de soumission dans le monde du travail qui peut devenir dangereuse. Quand des jeunes des milieux populaires, par exemple, ont cru pouvoir s’élever socialement en faisant des études et se retrouvent à des postes subalternes, il y a un décalage entre leurs ambitions et leur situation. C’est très violent, comme sentiment. Cela crée de nouvelles formes de servitudes.

Est-ce que la société progresse, ou y a-t-il une forme de fatalité ?

Si je pensais qu’il y a une fatalité, je ne serais pas observateur des inégalités ! Bien sûr, les choses progressent. Par exemple, les études sérieuses montrent que, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, il y a de moins en moins de monde, en France, pour dire qu’il y a trop d’étrangers. Mais globalement, depuis une quinzaine d’années, il y a une stagnation des inégalités, notamment sur le partage de la richesse entre les riches et les pauvres. Et cela crée des tensions importantes, d’autant qu’il y a également une forme d’arrogance des pouvoirs et des classes favorisées. Ces tensions, on les a vues notamment au moment du mouvement des Gilets jaunes, où on sentait une forme de dégagisme…

La crise sanitaire a-t-elle eu un grand rôle, dans ces inégalités ?

Oui, parce que cela crée de l’incertitude, et les gens n’aiment pas ça. C’est mortifère. Le progrès des sociétés, c’est de mieux savoir où on va. En cela, notre modèle de société est fort, avec la sécurité sociale, le remboursement des soins et des choses rassurantes comme cela.

Pendant la crise sanitaire, le pouvoir a su laisser la rigueur budgétaire aux oubliettes pour s’appuyer sur ce modèle social, notamment avec ce qu’on a appelé le « quoi qu’il en coûte ». Il faut se rendre compte que si les salaires avaient diminué autant que l’activité économique (- 8 %), un salarié au smic aurait perdu environ 100 euros. C’est énorme ! Il fallait absolument cette aide.

Dans quels domaines les inégalités se réduisent-elles, alors ?

Manifestement la question des genres progresse, on l’a dit. Même si c’est beaucoup trop lent. Et puis il y a des choses concrètes, qui vont dans le bon sens : par exemple dans le domaine des nouvelles technologies, ou de l’accès aux soins, avec de meilleurs remboursements des soins dentaires ou optiques.

Qu’en est-il des jeunes générations ?

La tension est très forte. Les jeunes sont dans la tourmente, notamment du fait de la précarité du travail. Et là encore, il y a une extrême crispation à entendre les discours un peu hypocrites, pleins de compassion à l’égard de la jeunesse, alors que celle-ci a une impression de soumission. Mais ce n’est pas récent : souvenons-nous des émeutes urbaines du milieu des années 2000. Ce n’est pas pour rien que l’extrême droite est aussi haut chez les jeunes, comme chez les ouvriers.

Peut-on corréler, sur le long terme, les évolutions des inégalités et la couleur du pouvoir politique ?

Ce n’est pas si évident. Sur le plan des inégalités de revenus, la redistribution des richesses s’est améliorée vers la fin du quinquennat Sarkozy, par exemple, qui a relevé l’imposition des plus riches en 2011. Elle s’est poursuivie au début du quinquennat Hollande. Mais sous Hollande, c’est sur le plan des inégalités au travail, avec les lois El Khomri, que la situation s’est dégradée. Là comme ailleurs, les avancées sont souvent le fruit des luttes, notamment syndicales.

Au fond, c’est sur le plan de la préservation des services publics, auxquels les gens sont très attachés – on le voit avec la santé, pendant cette crise sanitaire – que la différence entre droite et gauche est la plus sensible.

La dénonciation de ces inégalités vous parait-elle intense ?

Il faut se méfier du discours trop critique, parce qu’il a ses limites et porte un danger. Dire que notre modèle social ne fonctionne pas, qu’il n’est qu’injuste, peut pousser au fatalisme et profiter à ceux qui sont contre ce modèle social. Il est donc hors de question de fermer les yeux sur les inégalités, mais il faut savoir garder un message porteur d’espoir.

Propos recueillis par Éric Dussard
Entretien extrait de « Présidentielle : trop souvent occultées, « les inégalités créent des tensions majeures » », La Voix du Nord, 1er février 2022.

Photo / © Cyril Chigot

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Date de première rédaction le 18 février 2022.
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