Entretien

« Le travailleur de la logistique, ouvrier des temps modernes », entretien avec David Gaborieau

Un quart des ouvriers travaillent dans la logistique et le transport. Par rapport aux ouvriers de l’industrie, ces métiers sont moins syndiqués, moins bien payés et soumis à un contrôle permanent. Entretien avec le sociologue David Gaborieau, extrait du magazine Alternatives Économiques.

Publié le 21 avril 2022

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Emploi Conditions de travail

Combien de travailleurs représente l’économie de la livraison ?

Il y a deux grands types de travailleurs dans cette économie : ceux de la logistique et ceux du transport. La logistique, c’est la manipulation des colis, leur tri, leur étiquetage, leur expédition, dans des entrepôts plus ou moins grands. Cela représente plus de 800 000 ouvriers. Les travailleurs du transport, eux, font aussi un métier d’ouvrier mais pas un métier d’usine. Ils travaillent souvent seuls, mais avec beaucoup de contrôle, notamment par GPS. Parmi eux, on compte les transporteurs classiques (les chauffeurs routiers) et, depuis ces dernières années les métiers de la livraison, en véhicule motorisé ou à vélo. Si on cumule la logistique et le transport, cela représente 1,5 million d’ouvriers, soit un quart du monde ouvrier en France, et leur nombre augmente depuis les années 1980.

Par rapport aux ouvriers « traditionnels », quels sont les conditions de travail et le statut de ces ouvriers de la logistique et du transport ?

Cette situation est plutôt dégradée, en matière de conditions de travail, de salaire, de protection sociale et de syndicalisation. D’abord, le secteur est assez récent, donc sa structuration est incomplète. La convention collective de la logistique ne date que de 2004 et n’est pas appliquée systématiquement dans les entrepôts. Certaines entreprises appliquent la convention du commerce, ou celle du transport, qu’elles jugent plus avantageuse pour elles.

L’autre source d’instabilité, par rapport au monde ouvrier classique, c’est que les effectifs sont beaucoup plus éclatés : la majorité de l’emploi dans la logistique est concentrée dans des entrepôts petits ou moyens, avec de nombreux niveaux de sous-traitance. Comme les ouvriers sont moins rémunérés et que les conditions de travail sont plus rudes, le turn-over est plus important et il y a plus de difficulté à s’engager dans le combat syndical.

Globalement, il n’y a pas de volonté de défendre un métier qui serait vu comme source de fierté. Le taux de syndicalisation dans la logistique n’atteint que 4 %, contre 10 % en moyenne dans le monde ouvrier.

Entre le port de charges lourdes, la marche ou le bruit, il y aurait pourtant matière à protester ?

Oui, historiquement, ce sont des métiers physiques, avec des ports de charges répétitifs. En outre, contrairement à la fabrication de produits manufacturés, il y a peu de technologie dans la logistique et moins de métiers techniques.

Le secteur a malgré tout connu des vagues de modernisation depuis vingt ans. Auparavant, les entrepôts étaient des lieux de travail plutôt vétustes. Les logiciels professionnels de gestion, qui servent à suivre les colis, à automatiser la gestion des stocks, sont arrivés en premier. Puis sont venues, au milieu des années 2000, des technologies qui relient ces logiciels aux ouvriers : commandes vocales, casques sur les oreilles avec une voix numérique qui donne les consignes, écrans tactiles qui indiquent les emplacements, ou minuteurs indiquant le temps imparti pour chercher un produit.

Ces technologies entraînent plus de répétitivité dans les tâches, qui nécessitent moins de savoir-faire et d’autonomie. Elles vont aussi accélérer et intensifier le travail. Par exemple, la commande vocale augmente de 10 % à 15 % la productivité dans les entrepôts.

Enfin, le travail devient individualisé – il n’y a plus de besoin d’échanger avec les collègues – et un contrôle de l’ouvrier s’est instauré, car ces technologies permettent un suivi précis de l’activité.

Comment les ouvriers vivent-ils cette robotisation croissante des entrepôts ?

On parle souvent de robotisation ou d’automatisation, mais il vaudrait mieux parler de numérisation, car il s’agit plutôt d’un vernis numérique. Et on peut aussi parler de mécanisation avec l’apparition des tapis roulants. Pour autant, on ne constate pas de disparition générale des tâches pénibles mais, au contraire, une dégradation de certaines formes de travail.

Le taux d’accidents du travail et de maladies professionnelles a d’ailleurs explosé à partir du début des années 2000, jusqu’à s’approcher de celui des travailleurs du BTP, le plus élevé. Les chiffres de l’Institut national de recherche et de sécurité montrent qu’au bout de quatre à cinq ans de travail, les ouvriers et ouvrières commencent à enchaîner les pathologies. Ils ne subissent pas une maladie en particulier, comme la silicose pour les mineurs, mais des lombalgies, l’usure des articulations, etc. Dès 35-40 ans, certains travailleurs ont du mal à ouvrir un pot de confiture, ou n’arrivent plus à porter leur enfant. Ce coût social, extrêmement important, n’est pas pris en charge par les entreprises mais par la société.

Peut-on parler d’un monde ouvrier sans conscience de classe ouvrière ?

D’un côté, la France a connu une diminution de la partie du monde ouvrier liée à l’usine manufacturière classique. Mais, de l’autre, elle a vu se développer ce nouveau monde ouvrier lié au transport et à la logistique. En simplifiant, quand on délocalise pour faire produire loin des biens et les importer ensuite, on crée un énorme besoin en logistique. Les ouvriers des pays occidentaux ne produisent plus d’objets mais du flux. Et les travailleurs de ce secteur ont du mal à s’identifier à un monde ouvrier unifié. Le fait de ne rien fabriquer est moins facile à valoriser socialement, même si la crise sanitaire a changé cette perception et mis en lumière leur utilité.

Vous montrez aussi que le monde de la logistique commence à être représenté dans la culture, notamment dans le rap.

Dans le monde de la recherche ou des médias, on a mis beaucoup de temps à s’intéresser à la logistique. Mais dans d’autres univers culturels, notamment le rap, cet intérêt s’est manifesté beaucoup plus tôt, car les rappeurs sont mieux reliés aux classes populaires.

Dès le début des années 1990, les termes « entrepôt », « logistique » ou « palette » remplacent dans la culture populaire les images liées à l’ouvrier automobile de Renault Billancourt ou de Peugeot Sochaux, que l’on trouvait auparavant. Ce remplacement suit presque immédiatement la transformation sociale, car les rappeurs ont travaillé en entrepôt ou connaissent des gens qui y sont employés. Quand on vit dans les classes populaires urbaines, l’entrepôt est une expérience partagée.

Est-ce le même phénomène culturel qui s’est produit avec le symbole du gilet jaune ?

Oui. La logistique était déjà ancrée dans l’espace populaire et s’est exprimée immédiatement par l’usage du symbole du gilet jaune, mais aussi par les modes d’action : le blocage des ronds-points et des entrepôts logistiques d’Amazon ou de sous-traitants moins connus. Le symbole de la palette a aussi été largement mobilisé. Sans oublier le Fenwick [une marque de chariot élévateur, NDLR] : on a quand même vu un engin logistique conduit par un cariste enfoncer la porte d’un ministère [1]

Désormais, les mouvements écologistes se mettent également à bloquer des zones logistiques. La figure de l’ouvrier de la logistique est même en train d’émerger dans le cinéma, la littérature ou le théâtre. Il symbolise de plus en plus l’ouvrier des temps modernes.

David Gaborieau est sociologue à l’Université de Paris et au laboratoire Cerlis.
Propos recueillis par Matthieu Jublin.

Entretien extrait de « Le travailleur de la logistique symbolise l’ouvrier moderne », Alternatives Économiques n° 418, décembre 2021.

Photo / DR


[1Le ministère de la Culture en 2019, lors du mouvement de gilets jaunes, NDLR.

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Date de première rédaction le 21 avril 2022.
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