Entretien

« Le mérite est une fiction nécessaire », entretien avec François Dubet, sociologue

Qu’est-ce qu’une école juste ?, s’interroge le sociologue François Dubet. Pour lui, le mérite est une fiction, qui demeure pourtant nécessaire.

Publié le 22 septembre 2004

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Alternatives Economiques : Qu’est-ce que récompense le mérite scolaire ?

François Dubet : Le mérite est une fiction. On sait que ça ne fonctionne pas. Dans la pratique, certains disposent d’avantages. En soi, le mérite est d’ailleurs une notion discutable (est-ce un mérite que d’aimer les maths ?), d’une cruauté sans nom, parce qu’il fait porter aux individus la responsabilité de situations qu’ils ne contrôlent pas entièrement. La victime du système n’est pas habilitée à le critiquer, puisqu’elle a « échoué ». Enfin, il y a le mérite et ses conséquences : est-ce qu’être diplômé de l’Ecole polytechnique justifie une rente à vie ? Le problème est particulier en France : le système scolaire est plus « juste » qu’aux Etats-Unis, mais la force du diplôme est telle que les inégalités scolaires ont beaucoup plus de conséquences ensuite !

Ne sommes-nous pas en train d’assister à un changement social majeur en matière de reproduction des inégalités ?

Je suis frappé de voir de plus en plus se constituer des « rentes culturelles », sur le mode des rentes foncières. Les « fils de » se multiplient. Bourdieu avait raison sur ce plan, il existe une vraie « noblesse d’Etat ». Même les dirigeants des grandes écoles se plaignent d’un recrutement de plus en plus étroit, qui ne leur procure finalement pas toujours les meilleurs. Durant des décennies, on a associé le progrès et la démocratisation, les choses se sont désormais retournées.

Comment sortir de cette situation ?

Le mérite est une fiction essentielle pour les démocraties libérales. Si on l’abolit, comment va-t-on attribuer les positions sociales ? En fonction de la naissance ? Il me semble difficile de faire autrement que de s’assurer de garanties communes, d’un savoir de base minimum, au collège par exemple. Les syndicats d’enseignants ne voient dans cette proposition qu’une école au rabais, alors qu’ils sont des ardents défenseurs du Smic dans le domaine de l’emploi. Il me semble que l’on est dans un climat régressif : ceux qui hier dénonçaient les inégalités défendent le conservatisme sur le mode de « l’élitisme républicain » contre le marché. C’est comme cela, par exemple, que l’on veut mettre fin au collège unique ou que l’on dénonce la validation des acquis de l’expérience* comme l’entrée des patrons dans l’enseignement. Face à cela, l’opinion publique n’est pas un acteur organisé. Les parents d’élèves ont leur rôle à jouer. Mais au bout du compte, le risque existe qu’une majorité de la population en ait assez de financer l’école d’une minorité.

Propos recueillis par Louis Maurin

* Validation des acquis : acquisition de diplômes reconnus sur la base de l’expérience professionnelle.

François Dubet, sociologue est professeur à l’université de Bordeaux et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est l’auteur de L’école des chances, coll. « La République des idées », éd. du Seuil, septembre 2004.

Cet article est extrait du mensuel Alternatives Economiques, n°228, septembre 2004

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Date de première rédaction le 22 septembre 2004.
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