Entretien

« La perte d’horizon des classes moyennes est une des grandes fractures de notre société ». Entretien avec Louis Maurin

Dans un entretien extrait du magazine L’Obs, Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, revient sur l’évolution des inégalités depuis 50 ans. La perte de sécurité constitue la principale fracture et s’étend progressivement aux classes moyennes.

Publié le 23 juin 2022

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Revenus Éducation Catégories sociales

Selon un récit classique, après la fin des Trente Glorieuses, marquées par une grande cohésion autour d’une large classe moyenne, les inégalités auraient explosé. Ce tableau vous semble-t-il juste ?

Il faut le nuancer. On jette sur les Trente Glorieuses (1945-1975) un regard très nostalgique. En réalité cette période a connu, dans les deux premières décennies, un fort creusement des écarts des revenus. À la fin des années 1960, après la montée des revendications qui culminent en 1968, s’ouvre une phase de réduction des inégalités. Ce phénomène tient à l’amélioration des salaires et des retraites, mais également à diverses mesures de protection sociale : allocations logement, aides aux familles monoparentales, etc. Le chômage va mettre fin à cette période dans les années 1980. La remontée des inégalités est nette dans les années 1990, attisée par de nombreuses mesures fiscales favorables aux classes supérieures (souvenez-vous de la « cagnotte fiscale » de Laurent Fabius). Elle va durer jusqu’à la crise financière de 2008-2009. Des mesures sont alors prises : Nicolas Sarkozy crée une surtaxe sur les hauts revenus, François Hollande rend plus progressive la fiscalité du capital… Depuis 2013, les inégalités de revenus se sont stabilisées, mais à un niveau encore élevé.

N’ont-elles pas progressé sous le mandat du « président des riches » ?

Le début du dernier quinquennat est très favorable aux riches, avec la diminution de la fiscalité sur les revenus du patrimoine. Mais la situation se stabilise avec les mesures prises pour amortir les crises des « gilets jaunes », puis du Covid… La France vit bien mieux que dans les années 1960. Il est légitime de s’insurger contre l’existence de quatre millions de mal-logés, mais dans les années 1960, il y avait autour de Paris des dizaines de milliers de personnes dans des bidonvilles… Dans beaucoup de foyers, l’insalubrité était insupportable : 39 % des logements étaient sans confort sanitaire (eau courante, W.-C. intérieurs…), contre 1 % aujourd’hui.

L’explosion récente du patrimoine du 1 % le plus riche a choqué…

Depuis les années 1980, on a vu gonfler des fortunes indécentes, dont l’origine est loin du « mérite » tant vanté par les dirigeants politiques. Leurs dépenses pharaoniques constituent un immense gaspillage. Mais il est totalement démagogique de se focaliser sur ce seul 1 %, ou même le 0,1 % le plus riche. Cela arrange bien la bourgeoisie intellectuelle et économique située juste en dessous, qui évite ainsi d’être sous les projecteurs et peut s’affranchir de la solidarité. Le débat à gauche sur la redistribution, avec cette focalisation sur le 1 %, s’est beaucoup appauvri… Les formules chocs, « explosion folle », « sécession des ultrariches », laissent penser que la situation en France est comparable à celle des États-Unis. Elle n’a rien à voir. Dans les années 1980, ces « années Tapie », ces « années fric », on a rompu avec des décennies de partage de la croissance. Mais l’enrichissement a touché l’ensemble des classes aisées, pas seulement les hyper-riches, et sur des niveaux très inférieurs à ceux constatés aux États-Unis. Notre modèle de protection sociale a permis d’éviter l’explosion des inégalités.

N’y a-t-il pas eu une paupérisation des classes moyennes ?

Paupérisation, étranglement, disparition…, on a raconté beaucoup de bêtises sur le sujet. Les classes moyennes n’ont pas disparu, leurs effectifs continuent d’augmenter ! La rupture tient plutôt à leur fragilisation. Elles font désormais face à une montée des incertitudes, notamment par rapport à l’emploi. Le taux de chômage ne frappe pas tout le monde de la même manière. Celui des cadres n’a jamais dépassé 5 %, sauf en 1993, quand celui des ouvriers non qualifiés flirtait alors avec les 20 %. Pour ce qui est des jeunes non diplômés, c’est pire… Une grande partie de la population ne sait pas de quoi sera fait demain : pas seulement les plus pauvres, mais de très nombreux ménages des classes moyennes qui travaillent dans le privé et dont les revenus étaient auparavant en expansion régulière. Cette perte d’horizon représente la grande fracture de notre société.

Les inégalités d’éducation ont-elles progressé ?

Il y a eu un double mouvement : le niveau d’éducation a connu une élévation globale, mais une partie de la population en a plus profité. Prenez la durée des études entre les années 1980 et les années 2010 : chez les 10 % qui sortent le plus tôt du système scolaire, elle a augmenté d’un an et demi. Chez les 10 % qui sortent le plus tard, elle a augmenté de plus du double ! Notre système d’éducation est clairement inégalitaire et, de façon extrêmement hypocrite, il est défendu par ceux qui en profitent le plus, les diplômés, quelle que soit leur sensibilité politique. Quand on aborde la question des inégalités scolaires, on met toujours l’accent sur les moyens, alors que le problème fondamental, c’est le fonctionnement du système, la matrice elle-même. Comment pense-t-on l’école en France ? Nous cherchons à distinguer les très bons élèves, avec une évaluation forcenée. Dans la majorité des autres pays, il s’agit au contraire d’élever le niveau d’éducation de tous. Certes, grâce à des initiatives prises à partir des années 1960 (les BTS, les IUT…) et au développement d’un enseignement professionnel de qualité, les enfants d’ouvriers sont bien mieux diplômés qu’avant. Mais sur la manière de « faire l’école », on est resté dans l’hyper-conservatisme. C’est ce que voulaient les élites françaises. Arc-bouté sur ses privilèges, le lobby des diplômés ne veut pas faire de la place aux autres. Songez à l’immense hypocrisie qu’il y a dans le décalage entre les moyens mis dans les classes préparatoires, ultra-élitistes, et dans le reste de l’enseignement supérieur…

L’éducation a permis une réduction des inégalités hommes-femmes, mais elle reste lente…

Cela ne va pas assez vite, mais le changement est majeur. Un chiffre : il y a 40 % de femmes parmi les cadres, deux fois plus que dans les années 1980. Mais il reste à combler les dix points restants et à mettre fin à l’écart très important dans les postes à haute responsabilité. Sans parler des écarts de salaires, de la sur-précarité et des conditions de travail des femmes : on parle beaucoup des chauffeurs Uber, mais il ne faut pas oublier les caissières, les femmes s’occupant des soins à la personne… Elles vivent avec amertume le sentiment de ne pas participer au progrès social.

La lutte contre les discriminations selon l’origine est-elle un échec ?

Même minoritaires, ces pratiques racistes sont d’une grande violence car elles mettent en cause l’identité même des personnes. C’est un sujet brûlant, mais on ne dispose d’aucun moyen sérieux d’estimer leur évolution. De nombreux acteurs appellent à la création d’un observatoire national. Sans attendre que la bureaucratie française agisse, l’Observatoire des inégalités vient de lancer sa plateforme discrimination.fr. Le fait que certains discours de haine aient une audience croissante ne signifie pas que les Français discriminent de plus en plus. Comme le montrent les enquêtes sur les valeurs, avec l’élévation du niveau de diplômes, on tend à accepter davantage l’altérité. Ces discriminations devraient donc diminuer.

Il y a des quartiers très défavorisés et des quartiers riches homogènes. La mixité sociale recule-t-elle ?

Les années 1960, ce sont les années HLM. C’était un immense progrès qui a donné accès au chauffage central à des centaines de milliers de gens. Puis, le développement de zones pavillonnaires, à partir des années 1970, a drainé une partie des couches moyennes en dehors de ces quartiers, ce qui a accentué la ségrégation. La plupart des zones d’habitat social n’ont rien à voir avec les quartiers nord de Marseille ou la cité du Luth à Gennevilliers. Les quartiers qui combinent extrême pauvreté et insécurité ne regroupent qu’une minuscule partie de la population française, pas plus de 2 %. Il faut s’en occuper, y mettre les moyens, mais l’image d’une France se partageant entre ghettos de riches et ghettos de pauvres est fausse.

Propos recueillis par Pascal Riché

Entretien extrait de « La fracture, c’est la perte d’horizon subie par les classes moyennes », L’Obs n° 3000, 21 avril 2022.

Photo / © Cyril Chigot

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Date de première rédaction le 23 juin 2022.
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