Analyse

La pauvreté paradoxale

Une partie des pauvres ne sont pas ceux que l’on attend. Cette pauvreté paradoxale frappe des travailleurs, des retraités, des propriétaires et des cadres, autant de catégories a priori protégées. Reste que si tout le monde peut être concerné par la pauvreté, ce n’est pas avec la même probabilité. Une analyse de Louis Maurin, extraite de Constructif.

Publié le 2 novembre 2022

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Revenus Pauvreté

La pauvreté frappe de manière inégale les groupes sociaux. Les personnes sans emploi, peu diplômées, sans patrimoine, d’origine sociale modeste ou immigrée sont aux premières loges, alors que les catégories favorisées demeurent largement épargnées, comme le montre tous les deux ans notre Rapport sur la pauvreté en France. En matière de niveau de vie, les lois classiques de la sociologie s’appliquent à plein. Tout le monde – ou presque – peut en théorie devenir pauvre. Cette peur est d’ailleurs très médiatisée. Cependant, faire comme si la pauvreté s’appliquait au hasard occulte les inégalités sociales qui fracturent notre pays.

La force de la mécanique sociale n’empêche pas de s’interroger sur les exceptions, sur les situations paradoxales qui vont à l’encontre des règles de la vie sociale et sont d’autant plus frappantes. Elles marquent ceux qui les vivent : ils ne sont pas à la place à laquelle ils devraient être. Ils sont décalés, déclassés, ce qui peut entraîner des frustrations et des tensions majeures.

Comment définir les formes de la pauvreté paradoxale ? Ce qui fait le paradoxe, c’est ce qui va à l’encontre de l’opinion commune. En matière de pauvreté, les règles sont multiples, mais, à l’évidence, le travail, le diplôme ou le patrimoine sont des éléments supposés protéger du mauvais sort social. Ce n’est pas toujours le cas. Il est difficile et très subjectif de discerner l’ensemble des populations qui vivent dans la pauvreté alors que leur parcours ne devrait pas les y conduire : tout dépend de ce que l’on entend par conformité à la logique sociale. De manière exploratoire, nous avons discerné quatre grandes catégories : la pauvreté au travail, la pauvreté des retraités, la pauvreté des propriétaires et celle des cadres. Un recensement non exhaustif de catégories qui, pour partie, se chevauchent.

Les travailleurs pauvres

Notre premier ensemble de pauvreté paradoxale regroupe les personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté alors qu’elles exercent un emploi. L’idée selon laquelle le travail délivrerait de la pauvreté est relativement récente dans notre histoire sociale. Jusqu’au début du XXe siècle, travailler permet rarement d’avoir davantage que de quoi reproduire sa force de travail : le quotidien de nombreux travailleurs est misérable. C’est véritablement après la Seconde Guerre mondiale que s’installe en France ce découplage entre travail et pauvreté. Nous sommes alors au début des Trente Glorieuses, dans une période de forte croissance, mais aussi au moment de la mise en place d’un système de protection sociale plus global. La loi du 11 février 1950 crée le salaire minimum interprofessionnel garanti (smig) pour protéger les travailleurs de la loi du marché et leur éviter la misère. En même temps, ce salaire minimum joue un rôle de puissant stabilisateur économique en limitant la baisse des revenus en période de crise économique.

Plus de soixante-dix ans plus tard, et après avoir été transformé en smic en 1970, le salaire plancher n’a pas permis d’éradiquer la pauvreté au travail. Avec un seuil de pauvreté fixé à 60 % de la médiane des niveaux de vie, 8 % de la population en emploi, soit un peu plus de 2 millions de personnes, dispose d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté. Ce chiffre est relativement stable depuis vingt ans. Avec un seuil de pauvreté à 50 % du niveau de vie médian, on compte 4 % de travailleurs pauvres (1,2 million de personnes), chiffre qui lui aussi évolue relativement peu.

Comment peut-on être pauvre alors que le smic net mensuel (1 200 euros en 2019) est supérieur de 100 euros au seuil de pauvreté (1 102 euros en 2019) ? Pour saisir l’origine du paradoxe, il faut comprendre comment l’Insee mesure les revenus en France. L’institut raisonne en termes de niveau de vie de l’ensemble du ménage. Un travailleur pauvre est une personne qui exerce un emploi, mais dont le niveau de vie – en prenant en compte les ressources de l’ensemble du ménage – est en dessous du seuil de pauvreté. Un salarié peut avoir une rémunération supérieure à ce seuil, mais être classé comme travailleur pauvre parce qu’il vit avec un actif bien moins payé (et inversement).

Trois autres grands facteurs jouent. Le premier, c’est qu’une partie des actifs n’exercent pas un emploi à temps complet. À travail partiel, salaire partiel. Le seuil de pauvreté étant situé à environ 90 % du smic, passer sous ce niveau n’a rien d’exceptionnel. Ces actifs à temps partiel comprennent ceux dont la durée hebdomadaire du travail est inférieure à 35 heures, mais aussi ceux qui n’ont exercé que partiellement une activité dans l’année, en raison de périodes de chômage par exemple. Le second facteur, c’est le travail à la tâche. Environ 10 % des emplois sont occupés par des non-salariés. Parmi les 2,1 millions de travailleurs pauvres, 570 000 sont des indépendants. Certains n’exercent qu’une activité occasionnelle, mais une partie n’arrive tout simplement pas, malgré un investissement horaire important, à dégager un revenu suffisant. Plus de 10 % des indépendants gagnent moins de la moitié du smic annuel. Globalement, 18 % ont un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté. L’Insee note qu’il s’agit souvent des plus jeunes et des plus âgés, ou de femmes. Agriculteurs, artisans, commerçants, de nombreux métiers sont concernés depuis longtemps. Même s’ils demeurent minoritaires dans l’ensemble, une partie des nouveaux travailleurs associés à une plateforme numérique viennent grossir ces chiffres. Enfin, n’oublions pas que plusieurs situations ou métiers autorisent l’employeur à déroger au smic : assistantes maternelles, apprentis, travailleurs handicapés, etc.

Les retraités pauvres

Le deuxième ensemble de pauvreté paradoxale s’inscrit dans le prolongement du premier. Il s’agit des retraités. L’alinéa 11 du préambule de la Constitution de 1946, qui fait toujours partie de notre corpus constitutionnel, indique que la nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs  ». Les retraités sont ces vieux travailleurs. Or, 1,4 million, soit 9,5 % des retraités, vivent au-dessous du seuil de pauvreté à 60 %, et 533 000, soit 3,6 %, au-dessous du seuil à 50 %. Après une vie de labeur, on peut donc vivre dans une forme d’insécurité matérielle. Cela signifie que la nation ne remplit pas complètement sa promesse.

Il ne faut pas faire preuve d’anachronisme. En 1946, la pauvreté des personnes âgées est massive. En milieu rural en particulier – la France reste un pays très agricole par rapport à ses voisins –, un grand nombre vit dans le dénuement le plus total et des conditions de vie extrêmement dures. Si l’on prend du recul, la baisse de la pauvreté des personnes âgées constitue l’une des transformations majeures de la fin du XXe siècle.

Les raisons de la persistance de la pauvreté chez les personnes âgées sont, elles aussi, plurielles. Pour partie, ce sont les mêmes que pour la pauvreté au travail : certaines personnes âgées arrivent à l’âge de la retraite avec de très faibles revenus du fait de bas salaires et de temps partiel, mais aussi de carrières incomplètes, notamment pour les femmes qui ont cessé leur activité pour élever leurs enfants. Leurs pensions sont très largement inférieures au seuil de pauvreté. Pour partie aussi, cette pauvreté résulte du fait que le minimum vieillesse (allocation de solidarité aux personnes âgées, touchée par 600 000 personnes) est inférieur au seuil de pauvreté : il s’élève à 900 euros, soit 200 euros de moins. Cette allocation, même si elle peut être complétée par une allocation logement, ne suffit pas toujours à éviter la pauvreté. Par ailleurs, pour la toucher, il faut avoir au moins 65 ans alors qu’une partie des travailleurs arrivent à l’âge de la retraite avant cet âge.

Les propriétaires pauvres

Le troisième groupe de pauvreté paradoxale est constitué de ceux qui disposent d’un certain niveau de patrimoine. Peut-on être riche en avoirs et pauvre en revenus ? En théorie, on peut disposer d’une bonne fortune mais n’en retirer que de faibles subsides. En pratique, c’est très rarement le cas. Dans ses données annuelles sur les revenus, l’Insee ne diffuse aucun élément sur le niveau de patrimoine : on ne peut pas dire avec précision quels sont les pauvres qui ont de l’argent de côté. On sait juste qu’en 2015, 91 % des ménages dont le niveau de vie était inférieur au seuil des 10 % les plus pauvres avaient un patrimoine inférieur au patrimoine médian, 158 000 euros par ménage à l’époque. Inversement, cela signifie que 9 % de ces plus pauvres disposaient de davantage que ce patrimoine médian. Une situation rare, mais qui existe.

L’Insee permet malgré tout de mesurer le taux de pauvreté au sein d’une partie de la population qui dispose d’un patrimoine immobilier, les propriétaires. On peut ainsi estimer qu’il existe une forme de paradoxe à posséder sa maison et disposer de revenus inférieurs au seuil de pauvreté. Là aussi, la situation est rare : 7,3 % des propriétaires ayant achevé de rembourser leurs emprunts et 5,2 % de ceux qui ont encore des remboursements sont considérés comme pauvres, au seuil de 60 %. Mais cela représente tout de même 2,5 millions d’individus, si l’on comprend toutes les personnes qui vivent sous le même toit.

Il est difficile d’en savoir plus. Avant toute chose, il faut noter qu’être « propriétaire » ne renseigne en rien sur la valeur du bien. Il peut s’agir de biens immobiliers qui n’ont quasiment aucune valeur sur le marché. Dans certains territoires, on peut encore devenir propriétaire pour 10 000 euros si l’on en croit les sites d’annonces en ligne. On peut imaginer qu’une partie des propriétaires pauvres ont reçu un bien en héritage et sont en difficulté financière une année donnée. Il peut s’agir d’indépendants dont l’activité a diminué ou qui déduisent des charges importantes de leurs revenus. Enfin, on peut aussi trouver dans ce groupe des personnes âgées qui, en dépit de très faibles revenus, ont réussi à épargner modestement ou à acheter avec l’aide de tiers.

Rappelons toutefois que la pauvreté est mesurée sur la base des seuls revenus, sans tenir compte du coût du logement. On place sur la même ligne des personnes qui paient un loyer ou remboursent un emprunt tous les mois, et d’autres qui n’ont plus rien à payer. Des propriétaires considérés comme pauvres, s’ils n’ont plus d’emprunt à rembourser, peuvent avoir un reste à vivre plus confortable que des locataires situés au-dessus du seuil de pauvreté, qui consacrent un tiers de leur budget au loyer.

Les cadres pauvres

Notre dernier ensemble de pauvreté paradoxale regroupe ceux qui, par leur position sociale, devraient échapper au besoin. Le taux de pauvreté est plus élevé pour les ménages dont la personne de référence est non salariée (agriculteurs, artisans, commerçants, etc.). C’est dans ces catégories que l’on trouve les revenus les plus bas et les plus précaires. En comparaison, les taux de pauvreté sont très faibles parmi les cadres supérieurs et les professions intermédiaires (anciens « cadres moyens ») : respectivement 3,4 % et 5,9 %. Pour autant, ces groupes sociaux ne sont pas totalement à l’abri de situations difficiles : au total, plus de 900 000 personnes sont concernées, enfants et conjoints compris.

Comment expliquer ce phénomène, alors que les revenus de ces groupes sociaux devraient logiquement leur permettre de dépasser largement le seuil de 1 100 euros par mois pour une personne seule ? Le salaire net moyen d’un cadre supérieur dépasse 4 000 euros, celui d’une profession intermédiaire, 2 350 euros. Même après impôts, il devrait leur rester à la fin du mois largement plus que le seuil de pauvreté.

Plusieurs facteurs jouent. Il peut s’agir de jeunes diplômés qui occupent des fonctions d’encadrement intermédiaire mais de manière très précaire ou à temps partiel. Le salaire moyen des cadres de moins de 30 ans est de 2 600 euros mensuels et pour les tout nouveaux embauchés, il peut être bien plus faible. Un jeune cadre ayant travaillé quelques mois qui se retrouve au chômage peut toucher, en moyenne annuelle, moins de 1 000 euros mensuels, compte tenu des faibles niveaux d’indemnisation des demandeurs d’emploi. Il existe bien une pauvreté au sein des classes moyennes et supérieures, même si son niveau est bien moins élevé. Sans établir de hiérarchie dans la pauvreté, ces ménages sont objectivement dans une situation de déclassement plus grand que les autres. Pour eux, l’écart est considérable entre les aspirations que leur confèrent leurs études, leur emploi présent ou passé et la réalité.

Des déterminants de la pauvreté paradoxale

Pour partie, cette pauvreté paradoxale résulte de l’indicateur utilisé. Le seuil de pauvreté de 60 % du niveau de vie médian peut être considéré comme élevé (voir encadré). Adopter celui à 50 % en réduit nettement l’ampleur. Sans la faire disparaître pour autant. Avec raison, l’Insee prend en compte l’ensemble des revenus d’un ménage pour mesurer son train de vie : notre pauvreté paradoxale résulte en partie du fait qu’au sein du couple, les revenus peuvent être inégaux. N’oublions pas, à l’inverse, que ce mode de calcul rend invisible une partie de la pauvreté plus attendue : celle des très bas revenus, par exemple des jeunes qui vivent chez leurs parents.

Une pauvreté dé-mesurée
Être pauvre, c’est « manquer de ». À l’origine, ce mot s’applique à une terre qui est peu fertile, qui donne peu. Aujourd’hui, la pauvreté désigne l’état d’une personne qui n’accède pas aux normes de consommation minimale d’une société donnée. En Europe, la pauvreté monétaire est mesurée de façon relative au niveau de vie médian. Toute personne dont le niveau de vie après impôts et prestations sociales n’atteint pas un certain seuil est considérée comme pauvre. La France a longtemps utilisé le seuil de 50 % du revenu médian mais, depuis quelques années, elle s’est alignée sur le seuil de 60 % du revenu médian (le plus commun en Europe). Celui-ci englobe une population très hétérogène, des plus démunis à des ménages de condition modeste. Ce choix est discutable : l’Observatoire des inégalités et l’OCDE continuent à utiliser le seuil à 50 % du niveau de vie médian. Cette convention constitue l’une des explications à la pauvreté paradoxale. Entre le seuil de 60 % et celui de 50 %, le taux et le nombre de travailleurs pauvres, comme le taux et le nombre d’enfants pauvres (les enfants vivant dans des ménages pauvres), sont ainsi divisés par deux. Pour le moins, un débat sur les indicateurs de la pauvreté devrait avoir lieu.
Un autre paradoxe : la pauvreté invisible des statistiques
Alors qu’une partie des pauvres ne le sont pas à première vue – c’est la pauvreté paradoxale – d’autres catégories sont très visiblement pauvres, mais n’apparaissent pas dans les statistiques de la pauvreté. C’est le cas, par exemple, des sans domicile.

L’Insee, en effet, ne comptabilise pas systématiquement les personnes qui vivent dans la plus grande misère, dans des bidonvilles ou dans la rue. L’institut ne prend pas non plus en compte les personnes qui vivent en collectivité. En France, 1,34 million de personnes sont dans ce cas (données 2016). Or, une partie des personnes âgées qui habitent en maison de retraite disposent de très faibles revenus. Il faut y ajouter les étudiants vivant en cité universitaire, les immigrés qui vivent dans des foyers de travailleurs, etc. Parmi eux, rares sont ceux dont les revenus dépassent le seuil de pauvreté. Les étudiants qui vivent dans un logement indépendant de leurs parents (hors cité universitaire) sont aussi écartés des statistiques. Cette population hétéroclite mélange de jeunes étudiants qui « galèrent », qui doivent travailler quelques heures en complément de leurs études, et d’autres aux conditions de vie nettement plus favorables du fait du soutien financier de leurs parents. L’essentiel des pauvres absents des statistiques vivent dans les départements d’outre-mer. On sait qu’une part non négligeable des habitants de ces territoires vit dans des situations sociales très difficiles.
Seuil de pauvreté à 60 % du niveau de vie médian. Lecture : 6,8 % des salariés sont pauvres.

Source : Insee – Données 2019 – © Observatoire des inégalités

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Seuil de pauvreté à 60 % du niveau de vie médian. Lecture : 3,4 % des cadres supérieurs sont pauvres.

Source : Insee – Données 2019 – © Observatoire des inégalités

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Seuil de pauvreté à 60 % du niveau de vie médian. Lecture : 5,2 % des accédants à la propriété sont pauvres.

Source : Insee – Données 2019 – © Observatoire des inégalités

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Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités
Extrait de « Mesures de la pauvreté, mesures contre la pauvreté », Constructif n° 62, juin 2022.

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Date de première rédaction le 2 novembre 2022.
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