Analyse

La nouvelle dynamique mondiale des inégalités de revenus

De nouvelles données font apparaitre un bouleversement majeur dans la répartition des revenus dans le monde. Au cours des dix dernières années, les revenus ont progressé plus vite pour les plus pauvres que pour les plus riches à l’échelle de la planète. Une analyse de l’économiste Branko Milanovic.

Publié le 14 février 2023

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Revenus

Si on observe la période qui va des années 1980 à la fin des années 2000, l’évolution des revenus dans le monde prend la forme d’une « courbe de l’éléphant », comme nous l’avions qualifiée avec Christoph Lakner, en jaune dans notre graphique [1]. La période a été marquée par une très forte augmentation des revenus pour la classe d’habitants du monde proche du revenu médian [2] mondial (le point A). La croissance des revenus a été plus modeste, voire proche de zéro, pour les personnes situées entre les 20 % et les 10 % les plus riches (les classes moyennes inférieures des pays riches) (le point B) et pour les 5 % les plus pauvres, et montre une augmentation soudaine pour le 1% le plus riche (le point C).

Au cours de la décennie 2008-2018, l’éléphant a disparu : la croissance des revenus est plus forte pour les plus modestes, comme le montre la courbe violette de notre graphique. Que s’est-il passé ?

Pour le comprendre, il nous faut revenir aux effets de la crise financière et économique de 2008. Cette crise est restée localisée dans les pays occidentaux, dont certains ont même vu leurs revenus diminuer. La croissance en Asie, en particulier en Chine, n’a pratiquement pas été affectée. Selon des études du Luxembourg Income Study (LIS) sur les revenus aux États-Unis, les 5 % les plus riches de la population des États-Unis ont perdu environ 10 % de revenus entre 2008 et 2010 si l’on tient compte de l’inflation. Pour le 1 % le plus riche, cette baisse atteint près de 20 %. Ils ont récupéré leur niveau de revenus dans les années suivantes, mais ils n’ont retrouvé l’équivalent de leur niveau de 2007 qu’en 2015. Cela explique pourquoi la partie de la courbe qui représente la croissance des revenus des plus riches du monde (la trompe de l’« éléphant ») est moins prononcée sur la période la plus récente.

La tendance se poursuit aux États-Unis ces dernières années. Le très large programme public de soutien pour faire face au coronavirus lancé en 2020 a conduit à une réduction substantielle des inégalités de revenus après redistribution et impôts. Le coefficient de Gini – qui va de 0 pour une égalité parfaite à 100 pour une inégalité totale – a baissé de plus d’un point aux États-Unis, ce qui correspond à la chute la plus importante de la moitié du siècle. Paradoxalement, ce déclin important est survenu durant la dernière année de la présidence de Donald Trump.

Croissance continue en Asie

Entre 2008 et 2018, la Chine a bénéficié d’une croissance de son produit intérieur brut (PIB) par habitant de 7,5 % par an, l’Inde de 6 %. Cette croissance s’observe également à l’appui de leurs enquêtes sur les ménages. Par exemple, pour les zones urbaines et rurales de Chine, les études donnent une croissance annuelle moyenne par habitant de 10 % environ, de 8 % pour les zones urbaines indiennes et proche de 5 % pour les zones rurales indiennes. Cette croissance des revenus en Asie a transformé la distribution mondiale des revenus : elle a fait basculer toute une partie de la population d’Asie du bas de la distribution vers les classes moyennes de la planète.

La transformation actuelle est probablement la plus importante depuis la révolution industrielle

Inversement, une partie de la population des pays occidentaux est descendue dans le classement mondial. On peut comprendre cette évolution en prenant le cas italien, pays dont le revenu national n’a pas augmenté sur les deux décennies. Du coup, le niveau des 10 % les plus pauvres des Italiens correspondait en 1988 au 73e centième de la population mondiale, classée des plus pauvres aux plus riches. Vingt ans plus tard, les revenus asiatiques ont augmenté et de larges groupes de la Chine urbaine ont atteint des revenus supérieurs à ceux des Italiens. Les Italiens à plus faibles revenus ont baissé dans la hiérarchie pour atteindre le seuil des 56 % au niveau mondial. Un mouvement descendant similaire, mais moins profond, a touché le tiers inférieur des populations allemandes et des États-Unis, par exemple. Un tel mouvement descendant sur l’échelle des revenus mondiale ne veut pas dire que ces populations ont vu leurs revenus baisser en valeur absolue. Cela signifie toutefois une croissance de revenus plus lente pour les populations des pays riches.

La transformation actuelle est probablement la plus importante depuis la révolution industrielle. Elle introduit une dynamique mondiale totalement nouvelle, dans la mesure où les personnes provenant des pays occidentaux et du Japon ont monopolisé presque totalement les positions du top 20 % mondial durant les deux derniers siècles. Ce contrôle des meilleures places s’est déjà affaibli avec l’entrée de la Chine au sein de ce cercle et il continuera à s’affaiblir encore plus si les différences de taux de croissance perdurent entre les autres pays de l’Asie « émergente » et les pays occidentaux.

La transformation du classement mondial des revenus n’implique pas une réduction des inégalités globales à l’avenir. Depuis le début de l’actuelle ère de mondialisation, la diminution des écarts de revenus s’explique presque entièrement par la forte croissance chinoise. Mais maintenant que la Chine est un pays de classe moyenne supérieure, sa croissance – si elle se poursuivait – ne réduirait plus mathématiquement les inégalités mondiales. Au contraire, ce phénomène augmenterait probablement les inégalités mondiales puisque les écarts de revenus entre la Chine et les pays africains très peuplés continueraient de grandir.

Par conséquent, alors que nous pouvons attendre un renforcement plus important de la classe moyenne mondiale durant la prochaine étape de la mondialisation, l’évolution des inégalités globales dépendra de manière cruciale de la croissance des pays les plus pauvres : l’Inde et les pays peuplés africains : Nigéria, Égypte, Éthiopie, Tanzanie, Congo. Nous devrions diriger toute notre attention vers l’Afrique.

Branko Milanovic, économiste, professeur invité à l’université CUNY de New York et chercheur associé au Luxembourg Income Study.

Cet article est une version adaptée de « Global income inequality : time to revise the elephant  » publié par le site Social Europe. Traduction de Cédric Rio de l’Observatoire des inégalités.

Photo / CC Euan Cameron


[1Pour la période 1988-2008 et la courbe de l’éléphant, voir « Global Income Distribution : from the Berlin Wall Fall to the great Recession », Christoph Lakner, Branco Milanovic, Policy Research Working Paper N° 6719, Word Bank, 2013.

[2Le revenu qui partage en deux les habitants de la planète, autant gagnent moins, autant gagnent plus.

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Date de première rédaction le 14 février 2023.
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