Point de vue

La « crise » ou l’art d’échapper à la solidarité

Connaissez-vous un Français qui échappe à la « crise » ? Le mot est dans toutes les bouches : rien de tel que de se poser en victime pour échapper à un effort de redressement national. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Tribune publiée par le Huffingtonpost du 22 mai 2013.

Publié le 22 mai 2013

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Revenus

La hausse du chômage est massive. Le nombre de demandeurs d’emploi a augmenté de 50 % entre 2008 et 2012 selon Pôle emploi, soit 1,5 million de personnes. Comptons très large et admettons que le chiffre réel de personnes concernées soit trois fois supérieur en intégrant les conjoints, les enfants, etc. Cela représente 7 % de la population, dans l’immense majorité des cas issus des catégories les moins favorisées. Depuis 2008, 70 % des nouveaux chômeurs sont des ouvriers ou des employés, 80 % des personnes qui ont au mieux le bac. Le chômage touche pour l’essentiel des populations peu qualifiées dans un pays où le diplôme est sacré. La très grande majorité des actifs sont protégés par leur statut (les fonctionnaires) ou leur niveau de diplôme qui leur assure dans la plupart des cas de retrouver un emploi en cas de chômage.

Il en est exactement de même pour le « pouvoir d’achat ». La baisse moyenne masque les inégalités qui existent entre une partie de la population qui continue à vivre de mieux en mieux et une autre qui s’appauvrit. Entre 2008 et 2010, la masse des revenus des 10 % les plus pauvres a baissé de 520 millions d’euros et celle des 10 % les plus riches a augmenté de 14 milliards. Les plus favorisés ont au pire connu des hausses de salaires un peu plus lentes qu’auparavant ou vu leurs primes diminuer... Tout en haut de la pyramide, seuls les titulaires de gros portefeuilles boursiers ont réellement mordu la poussière temporairement en 2009 avec une division par deux du cours des actions, mais ils se sont vite rattrapés...

S’il existe une « fracture sociale » en France, elle ne passe pas entre une poignée d’hyper riches et la masse du peuple, mais entre ceux qui disposent d’une position sociale du fait de leur titre scolaire et les autres. Dans un système éducatif socialement élitiste, le diplôme va au diplôme, et les milieux sociaux se reproduisent. S’y ajoute un ensemble d’autres facteurs, dont le plus fort est bien entendu le statut de l’emploi : le fait d’être fonctionnaire, autrefois méprisé, est devenu un atout considérable. La taille de l’entreprise dans laquelle on travaille comme le secteur d’emploi jouent aussi un rôle majeur. Sans oublier la nationalité : cinq millions d’emplois sont interdits aux étrangers hors Union-européenne, dont une partie est en même temps victime de discriminations. Les jeunes peu qualifiés, les personnes âgées de milieux modestes et les travailleurs immigrés sont les véritables figures de la crise.

S’accaparer la crise permet d’éviter d’avoir à verser sa contribution à un effort national. Peut-on demander plus à ceux qui sont déjà dans la tourmente ? Mais alors, qui doit payer ? Dans notre pays, la réponse est vite trouvée : « les autres ». À ma droite : les pauvres, assistés sociaux de la République. À ma gauche : les « riches », vampires de la « France d’en bas ». Cette double démagogie n’est pas équivalente. Montrer du doigt les moins favorisés, alors que les plus aisés se sont enrichis à outrance pendant plus de dix années via notamment des diminutions d’impôts massives (2000-2011) est indigne. Au passage, les fraudeurs existent dans tous les milieux, mais quand les plus riches évacuent leur épargne vers des cieux plus cléments, les titulaires de minimas sociaux réinjectent immédiatement leurs faibles revenus dans l’économie locale. Montrer du doigt ceux qui se sont enrichis et continuent de le faire de façon colossale n’est pas illégitime, cela rassure ensemble la gauche et l’extrême gauche dans une belle unité, mais pose un problème simple. Les riches sont très riches, mais ils ont un gros défaut : ils ne sont pas nombreux. Récupérer une partie du magot peut certainement faire plaisir, mais cela ne règle rien à nos difficultés actuelles. Notre pays, rappelons-le, doit trouver 100 milliards d’euros supplémentaires par an et rembourser 1 800 milliards de dette publique...

Malheur à celui qui osera défendre une large contribution, et prétendre que les « classes moyennes » doivent aussi contribuer. Droite et gauche sont d’accord sur ce point : elles ont déjà trop donné. C’est là qu’intervient une opération assez simple à comprendre, qui consiste à étendre le plus possible l’univers de la moyenne. Pour cela, il existe même un concept bien utile, celui de classe moyenne dite « supérieure », qui permet de déguiser les couches aisées.

Tentez donc un petit jeu très simple. Trouvez une personne - un cadre supérieur type - qui vit avec 3 500 euros par mois après impôts et prestations sociales et qualifiez-le de « riche ». Sa réponse fuse : « pas moi » ! En France, le diplôme est signe d’intelligence, mais on a la richesse honteuse. Assurément, à ce niveau, on se situe à des années lumières des plus grandes fortunes de France, qui perçoivent des centaines d’années de Smic par an. Maurice Levy, le PDG de Publicis et Carlos Ghosn, PDG de Renault, touchent chacun plus d’un millénaire de Smic chaque année. Sauf que notre cadre supérieur appartient, selon l’Insee, au groupe des 10 % les plus aisés (après impôts et prestations sociales). Le seuil est de 3 000 euros pour une personne seule (à 3 900 euros, on entre au sein des 5 % les plus aisés), 4 500 euros pour un couple sans enfants et 6 300 euros pour un couple avec deux enfants de moins de 15 ans. L’opération n’a qu’un but, effacer les hiérarchies sociales en étendant l’espace des classes moyennes. Et reporter sur d’autres l’effort de solidarité...

Le revenu médian (la moitié de la population touche davantage, l’autre plus) se situe aujourd’hui à 1 600 euros mensuels pour une personne seule. Ce qui correspond au niveau de vie des contremaitres ou agents de maîtrise. C’est autour de ce niveau que se situe le cœur des couches moyennes, non à 4 000 euros. Des catégories sociales souvent issues de milieux modestes, qui ont souvent été « oubliées » par les gouvernements successifs. Elles bénéficient peu des politiques sociales sous condition de ressource (à ce seuil, on perd notamment le bénéfice de l’allocation logement) et n’ont pas profité des baisses d’impôts. Elles ne sont pour autant pas « étranglées » ou en voie de disparition comme on le dit parfois. Fragilisées, leur sort reste bien plus favorable que les ménages les plus pauvres : 20 % de la population vit avec moins de 1 000 euros par mois pour une personne seule. Des retraites à l’éducation en passant par la police, l’ensemble des classes moyennes bénéficient de l’action publique.

On peut comme beaucoup à gauche continuer à se voiler la face et attendre la croissance en refusant « l’austérité ». Mais contre la démagogie ambiante, si l’on veut sauver les finances publiques, on ne peut échapper à une large contribution [1], qui porte sur l’ensemble des couches sociales en fonction de leurs moyens. La seule alternative serait des coupes budgétaires massives qui toucheraient le cœur de l’action publique et auraient un impact au moins aussi important sur l’activité économique. Un tel discours est aujourd’hui discrédité du fait des comportements d’une partie minoritaire des élites politiques et économiques, mais l’effort - via la CSG et l’impôt sur le revenu - est pourtant indispensable. Que chacun contribue selon ses moyens, comme le veut notre constitution, est un moyen de lutter contre les discours sur l’égoïsme des riches et l’assistanat des pauvres. Cela permet de réinjecter de l’universalité dans un système de plus en plus catégoriel - ce qui est à la fois économiquement efficace et socialement juste - et constitue le socle idéologique de la redistribution de la richesse.

Lire l’article sur le Huffingtonpost.

Photo / © jolly - Fotolia.com


[1Sur l’effet économique des hausses d’impôts et des baisses de dépenses voir « Pourquoi la gauche doit augmenter les impôts », Le Monde, 28 mars 2013.

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Date de première rédaction le 22 mai 2013.
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