Analyse

L’impôt sur l’héritage est-il vraiment aussi impopulaire qu’on le dit ?

Les droits de succession ne jouent pas leur rôle de réduction des inégalités. Mais leur réforme serait politiquement inenvisageable, si l’on en croit les sondages. Faut-il s’en tenir à ce lieu commun ? Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 27 octobre 2022

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Revenus Patrimoine

L’affaire semble entendue. Selon les sondages, près de 90 % des Français rejettent une hausse des taxes sur l’héritage. Tous les experts et journalistes, même ceux qui y sont le plus favorables, sont convaincus d’un rejet massif de cette mesure par « l’opinion ». Est-ce si simple que ça ? Le débat sur la taxation des successions en dit long sur l’emprise des sondages sur le débat public, et en particulier sur les partis politiques.

Selon une enquête du Crédoc parue en 2017 [1] et largement citée, 87 % des Français rejettent une augmentation des droits de succession, 9 % y sont favorables et 3 % ne savent pas répondre. Un sondage Opinionway-Les Échos de janvier 2022 [2] donne des résultats similaires (81 % contre, 16 % pour). La messe est dite.

Rares sont ceux qui ont lu les questions en détail, pourtant elles méritent le détour. Pour le Crédoc, les sondés ont le choix entre « l’impôt sur l’héritage devrait diminuer, car il faut permettre aux parents de transmettre le plus de patrimoine possible à leurs enfants » et «  l’impôt sur l’héritage devrait augmenter car les héritages entretiennent les inégalités sociales ». D’un côté, une formulation simple qui parle au cœur, « donner à ses enfants ». De l’autre, un raisonnement économique abstrait qui n’a rien d’évident. Entre les deux, le choix est vite vu. Les Échos et Opinionway poussent le bouchon encore plus loin. La première proposition devient « L’impôt sur les successions devrait diminuer car il est juste pour les parents de transmettre le plus de patrimoine possible à leurs proches ». Qui peut bien être contre cette « justice » ?

Les réponses auraient été différentes si on avait eu – en caricaturant en sens inverse – d’un côté «  l’impôt sur l’héritage devrait augmenter parce qu’il permet de financer la lutte contre la pauvreté des enfants » et, de l’autre, « l’impôt sur l’héritage devrait diminuer parce qu’il permet de faire circuler la richesse entre ascendants et descendants ». La forme de la question influence la réponse mais personne ne songe à la discuter. L’opinion des sondés se construit autour d’une formulation habilement orientée.

Allons plus loin. En modifiant les questions, on obtiendrait probablement encore une majorité d’opinions défavorables. Qu’est-ce que cela voudrait dire au fond ? Le sondé, au coin d’une rue ou derrière son ordinateur, répond qu’il voudrait plus d’argent, de pouvoir d’achat. Seuls celles et ceux qui ont un niveau de vie suffisant et un sens élevé du collectif sont d’accord, si on leur demande de « payer plus » sur leur héritage. L’opposition aux impôts en général reflète la stagnation du niveau de vie de la France populaire et moyenne depuis des années. Des millions de salariés ne sont guère plus augmentés que l’inflation et une partie des indépendants peu qualifiés peinent à survivre. Alors, payer davantage d’impôts…

Dans le cas des successions, le sondage traduit aussi l’inquiétude des parents pour l’avenir de leurs enfants, notamment au sein des classes moyennes dont une partie voit ses enfants peiner à s’intégrer dans le monde du travail et donc dans la société. Pour le sondé, peu importe que sa fortune soit non imposable sur les successions comme le sont déjà 80 % des transmissions entre parents et enfants, selon le Conseil d’analyse économique [3].

« L’opinion », telle que mesurée par les sondeurs, dépend de l’information dont disposent les sondés. « On aurait donc tort de penser que les perceptions négatives des droits de succession capturent une dimension structurelle et intangible des préférences. Elles sont le fruit d’un manque d’information et de transparence », rappelle le Conseil d’analyse économique. Traduisons : une fois les Français informés sur le niveau réel de taxation des droits de succession, rien ne dit que le résultat du sondage serait le même. Les auteurs notent que « Le manque de compréhension, qui mine l’acceptabilité sociale des droits de succession, est malheureusement alimenté par l’absence d’informations fiables de la part de l’administration fiscale ».

La Direction générale des Finances publiques du ministère de l’Économie joue un rôle clé. Le Conseil d’analyse économique révèle que, depuis 2006, « aucune information exploitable permettant de retracer les transmissions effectuées et les droits payés » n’a été produite. Cela n’interroge pas la presse. Nous avons donc posé la questionau ministère où l’on se dit « parfaitement conscients de l’enjeu associé à ces statistiques ». Un jour, il sera possible de discuter sur la base d’éléments factuels pour débattre de manière informée : « des travaux sont en cours afin de permettre la constitution d’une base de données ». En attendant, l’absence de données protège les fortunés.

Drogués aux sondages

Poussons encore le raisonnement. Une politique impopulaire dans les sondages serait-elle populaire dans les urnes ? Impensable, pour l’immense majorité des médias, experts et politiques, drogués aux sondages [4]. Pourtant, il y aurait matière à débattre. Ne peut-on pas imaginer qu’un électeur, qui exprime furtivement à un sondeur qu’il souhaite élever son niveau de vie, pourrait être favorable à une politique publique qui ne suivrait pas son avis à ce moment donné ?

En politique, la popularité va-t-elle toujours dans le sens du candidat qui brosse ses électeurs dans le sens sondagier du poil, au mépris de ses valeurs ? Les baisses d’impôts décidées depuis la fin des années 1990 n’ont jamais joué un rôle central dans les élections. Si c’était le cas, au vu de l’immensité des baisses décidées, la continuité politique aurait été bien plus grande. Cela ne veut pas dire qu’élever les impôts rende populaire : l’élection repose sur des éléments plus profonds. A priori, rien ne dit que celui qui réformerait l’héritage deviendrait plus impopulaire que celui qui réduit les taxes.

En fait, les partisans d’une hausse de l’impôt doivent respecter deux conditions : un principe de justice et un objectif politique clair. Pour être acceptée, une redistribution de la richesse doit répondre à un principe de base, qui figure à l’article 13 de la Déclaration de l’homme et du citoyen de 1789 : chacun doit financer les dépenses collectives en fonction de ses moyens. Toute politique d’ampleur « ciblée » est vouée à l’échec car elle nourrit le sentiment de payer pour les autres, que l’on soit riche ou pauvre.

Une hausse de la fiscalité doit aussi répondre à un besoin clairement affiché par celui qui l’instaure : « pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration », comme le veut encore la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Celui qui paie l’impôt est privé d’une part du fruit de son travail. Il faut que cette privation soit juste, mais il doit aussi en comprendre la nécessité.

Le politique se heurte à un mur quand il ne respecte pas ces conditions, comme l’a encore montré l’exemple du mouvement des « gilets jaunes ». La hausse des taxes sur les carburants a donné l’impression aux automobilistes, d’une part de payer pour les baisses d’impôts concédées aux riches en 2017 et, d’autre part, de ne pas voir à quoi sert de payer plus : aucun projet collectif, par exemple de politique environnementale, n’était mis en regard. Il s’agissait juste, au moins en apparence, de récupérer de l’argent dans les caisses de l’État.

Une bataille idéologique

Les partisans du conservatisme fiscal, défenseurs des fortunés, ont remporté la bataille idéologique. Au passage, la droite libérale réclame encore de réduire l’impôt sur l’héritage tout en glorifiant le mérite individuel et l’égalité des chances. C’est paradoxal. L’héritier hérite, il ne mérite rien. Cette hypocrisie a déjà été soulignée il y a quelques années par Philippe Frémeaux, ancien directeur du magazine Alternatives économiques : « Une société dynamique, une société de croissance, c’est au contraire une société où le travail est valorisé. Et valoriser le travail, c’est donner la priorité aux revenus qu’il engendre, c’est permettre à l’innovateur génial, à l’investisseur astucieux de faire fortune. Ce n’est pas créer une nouvelle aristocratie du capital » [5].

L’exemple des droits de succession est révélateur de l’évolution des partis politiques. Les élus, de gauche comme de droite, ont abdiqué devant les sondages depuis des décennies [6], bien au-delà de la question de l’impôt. Leur utilisation constitue dans de nombreux domaines – c’est par exemple le cas en matière d’immigration – une manière de façonner les politiques publiques. Les partis ne comprennent pas qu’en agissant ainsi, ils se déprécient eux-mêmes aux yeux des électeurs alors qu’ils gagneraient à défendre des valeurs, même si elles ne reflètent pas « l’opinion » dite majoritaire. C’est l’une des raisons du déclin des organisations traditionnelles qui hier formaient les majorités. Pour autant, la puissance du sondeur ne repose que sur le crédit qu’on lui porte, il vit aux dépens de celui qui l’écoute. Pour renverser le sens de l’histoire, les élus ont besoin d’un sevrage difficile mais salutaire pour eux. Encore faut-il arriver à les en convaincre.

Louis Maurin
Directeur de l’Observatoire des inégalités

Comment réformer l’impôt sur l’héritage ?
La réforme de la taxation de l’héritage [7] est possible, à condition qu’elle respecte deux critères. Elle doit se faire sur une base de justice. Une succession hors de la famille est ainsi taxée à 60 % après un abattement de 1 600 euros. Impossible de transmettre par exemple une part de la valeur d’une maison familiale à une personne qui vous a soutenu dans les dernières années de votre vie. Cette pratique est décalée du fait des transformations sociales. Les tranches du barème n’ont pas grand sens. Après abattement – 100 000 euros par parent et par enfant en ligne directe –, le taux est par exemple de 15 % entre 12 000 euros et 16 000 euros, il passe à 20 % mais jusqu’à… 550 000 euros, ensuite la tranche de 30 % va jusqu’à 900 000 euros.

Les taux affichés ne correspondent même pas aux taux réels. Comme l’écrit le Conseil d’analyse économique « l’assiette est mitée par les exemptions et exonérations ». Ces niches fiscales ont « la triple particularité d’être nombreuses, très généreuses par rapport à la norme fiscale et focalisées sur les actifs détenus en nombre par les individus les plus aisés ». Selon l’organisme, les seules exonérations accordées en matière d’assurance-vie font perdre entre quatre et cinq milliards d’euros à la collectivité (l’équivalent de la moitié des dépenses de l’État pour la police nationale) et bénéficient aux catégories les plus aisées.

Rares sont les contribuables qui savent que chaque parent peut transmettre à chacun de ses enfants 100 000 euros tous les 15 ans sans payer d’impôts. Deux enfants d’un couple peuvent ainsi hériter d’une fortune d’un million d’euros sans être soumis à une taxe [8]. Selon le ministère de l’Économie, le taux moyen réel de taxation entre parents et enfants est de l’ordre de 12 % pour un patrimoine de 500 000 euros, 15 % pour un million d’euros [9].

Toute l’architecture des droits de succession est à revoir, en instaurant un montant d’héritage exonéré au cours d’une vie, et des taux lisibles et progressifs. Il serait alors même possible de réduire ceux appliqués aux plus petits héritages hors du cadre familial. Et si la réforme aboutit à élever les taxes, il faut indiquer pourquoi, et s’engager politiquement. Cela peut être de réduire d’autres impôts jugés injustes, pour ceux qui estiment que la dépense publique est suffisante, ou de réduire la dette du pays. Cela pourrait être aussi de financer des soins de meilleure qualité, des lits à l’hôpital ou de permettre à des personnes âgées de finir leur vie dans des conditions moins indignes. De réduire l’inégalité des chances scolaires en élevant les moyens de l’école. Comme bien d’autres options, en fonction de l’orientation politique.

Photo / © EddyKphoto


[1Voir « L’attachement à l’héritage : une illusion pour protéger ses enfants ? », Consommation et modes de vie n° 310, Crédoc, octobre 2018. Voir aussi « La fiscalité des héritages : connaissances et opinions des Français », Pauline Grégoire-Marchand, Document de travail n° 2018-2, France Stratégie, 2018.

[2« Les Français et la fiscalité sur la transmission de patrimoine », sondage Opinionway-Les Échos, janvier 2022.

[3Voir « Repenser l’héritage », Clément Dherbécourt et al., Les notes du conseil d’analyse économique n° 69, décembre 2021.

[4La critique des sondages se résume le plus souvent à leur méthodologie ou à un rejet radical, cela n’aide pas à les remettre à leur juste place. Voir : « Les sondages, un mauvais outil pour comprendre la société », Centre d’observation de la société, 11 octobre 2021.

[5« L’abolition des droits de succession est en contradiction avec l’éthique fondamentale du libéralisme », entretien avec Philippe Frémeaux, directeur du magazine Alternatives Économiques, Observatoire des inégalités, 18 juillet 2006.

[6Voir « Faut-il réduire encore les droits de succession ? », Louis Maurin, Alternatives Économiques, mai 2007.

[7Pour des éléments beaucoup plus fournis sur le sujet voir « Repenser l’héritage », art. cité., et « Peut-on éviter une société d’héritiers », Clément Dherbécourt, Note d’analyse n° 51, France Stratégie, janvier 2017.

[8Voir « Héritage : comment transmettre un million d’euros sans payer d’impôt », Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, 16 juillet 2020.

[9Voir « Modèles de microsimulation des impôts liés au patrimoine des ménages », Paul-Armand Veillon, Documents de travail n° 20121/5, Direction générale du Trésor Public, ministère de l’Économie, décembre 2021.

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Date de première rédaction le 11 février 2022.
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