Point de vue

L’égalité des chances à l’école : une hypocrisie

Prétendre que les enfants de milieux populaires ont les mêmes chances dans leurs études que les élèves de milieux favorisés est une hypocrisie. Le point de vue de Fabienne Federini, sociologue spécialiste des politiques éducatives, extrait du journal Libération.

Publié le 28 avril 2022

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Éducation Catégories sociales Système scolaire

À échéance régulière (évaluations Pisa [1], campagne présidentielle), la sempiternelle question de la lutte contre les inégalités scolaires revient dans le débat public. À chaque fois, c’est la même consternation : « Classement Pisa : la France, championne des inégalités scolaires. » [2] À partir de là, chacun – responsable politique, commentateur – fait son Tartuffe [3], s’offusquant qu’une telle réalité puisse encore exister après tant de politiques publiques dont les objectifs étaient pourtant d’y mettre fin. Les raisons d’un tel manque d’efficacité devraient pour le moins les interroger, mais là n’est pas notre propos.

Ce qui nous intéresse ici, c’est la manière socialement inique dont l’institution scolaire traite les élèves, alors que nous croyons tous que leur réussite repose sur leur niveau scolaire. Et tout le monde de déplorer l’immense injustice que constitue le fait que les « meilleurs éléments » des milieux populaires ne puissent accéder aux classes préparatoires ! Parfait. Mais les entend-on ces mêmes âmes charitables s’insurger contre un système scolaire qui permet aux plus « faibles » de leurs enfants de disposer de meilleures conditions de réussite que celles détenues par les « bons » élèves des milieux populaires ? Absolument pas. Or, la réelle injustice réside moins dans le fait de sélectionner une élite – après tout c’est l’une des finalités de l’école – que dans celui d’assurer une plus grande réussite scolaire à certains élèves, non pas en raison de leur niveau, mais de leur origine sociale.

Des chiffres éloquents

Dès le cours préparatoire, les élèves les plus performants des milieux populaires ont moins de chances d’accéder au lycée que les enfants les moins performants des milieux favorisés. Si un niveau faible de réussite au CP est pénalisant pour les enfants d’ouvriers (seuls 15,8 % d’entre eux accéderont au lycée), il ne l’est pas pour les enfants de cadres supérieurs qui, eux, conservent un taux d’accès élevé (63,4 %).

Quand les élèves des milieux populaires font partie des 10 % d’élèves aux compétences les plus assurées au début de l’école élémentaire, 18 % d’entre eux n’atteignent pas le niveau médian [4] aux évaluations nationales de français de sixième, contre seulement 3 % des enfants de cadres. Au collège, les bons élèves des milieux populaires, eux, connaissent une baisse de niveau en français et en mathématiques. À l’inverse, les élèves issus des milieux favorisés en difficulté en sixième progressent davantage que leurs camarades, et seront, pour près de la moitié d’entre eux, bacheliers d’un lycée général ou technologique.

À notes égales obtenues au contrôle continu du brevet, la probabilité d’accéder en seconde générale et technologique est deux fois moindre pour les élèves des milieux populaires que pour ceux des milieux favorisés parce que les propositions d’orientation formulées à leur endroit sont moins ambitieuses et plus sélectives. Elles ne corrigent pas à la hausse leurs vœux d’orientation, alors que leur niveau scolaire permettrait pourtant de les faire accéder à une seconde générale ou technologique. Et quand, à niveau scolaire équivalent, il est conseillé aux premiers de se diriger vers la voie professionnelle, il est recommandé aux seconds de redoubler. Ne parlons pas de la possibilité qu’ont toujours les familles favorisées de refuser tout verdict scolaire défavorable en recourant à l’enseignement privé. Enfin, les enfants des milieux populaires subissent plus fréquemment leur orientation en filière professionnelle que les autres, soit autant de risques de décrocher avant l’obtention d’une certification et d’obérer ainsi leurs chances d’insertion professionnelle.

Aux uns le plancher de verre, aux autres le plafond

Mais l’injustice ne s’arrête pas aux portes du secondaire, elle se poursuit dans l’enseignement supérieur. Comble de la tartuferie, après avoir majoritairement orienté les enfants de milieux populaires vers la voie professionnelle, permettant à la France d’atteindre 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, l’État les a abandonnés au milieu du gué, en n’assurant pas les conditions de leur poursuite d’études, au moment même où l’objectif fixé par la stratégie de Lisbonne en 2000 et repris dans la loi pour l’avenir de l’école en 2005, était d’emmener 50 % d’une classe d’âge à bac + 2. Ainsi, selon un récent rapport de la Cour des comptes, le nombre de places dans les sections postbac de techniciens supérieurs (STS) n’a augmenté que de 7 % entre 2000 et 2017 alors que plus de 80 % des bacheliers professionnels – dont le nombre a crû de 95 % – choisissent cette formation quand ils poursuivent leurs études. En conséquence, un tiers s’est inscrit en licence, où leur échec a été massif, ou a renoncé à l’enseignement supérieur, ce qui a affecté leur probabilité d’emploi de dix points. A contrario, la capacité d’accueil des classes préparatoires aux grandes écoles a connu une hausse de 32 %, celle des écoles de commerce de 175 % et des écoles d’ingénieurs de 64 %, l’institution scolaire faisant ainsi le choix de favoriser la poursuite d’études longues des élèves des milieux favorisés.

De l’élémentaire au supérieur, c’est bien une véritable politique d’iniquité des chances qui se déploie au détriment de l’ensemble des élèves issus des milieux populaires. Et ce ne sont pas les quelques dispositifs estampillés « égalité des chances » qui en modifient la portée, surtout quand on sait comment sont (peu et/ou mal) appliqués les quotas en faveur des bacheliers professionnels et des lycéens boursiers. Alors, que décidons-nous : transformer ou conserver l’organisation et le fonctionnement actuels d’un système scolaire qui assure un plancher de verre aux élèves « médiocres » des milieux favorisés et instaure un plafond de verre aux élèves « brillants » des milieux populaires ? Acceptons-nous ou non de débattre publiquement sur les conditions sociales et scolaires garantissant une réelle méritocratie ? À notre avis, au vu de la composition sociale de la représentation nationale et du parcours scolaire de nos dirigeants, dont beaucoup sont passés par l’enseignement privé, l’héritocratie [5] a encore de beaux jours devant elle. Et la tartuferie, aussi.

Fabienne Federini, sociologue spécialiste des politiques éducatives.

Extrait de « Contre les inégalités scolaires, le bal des Tartuffe », tribune publiée par le journal Libération, le 1er avril 2022.

Photo / CC Ben Mullins


[1Le programme international pour le suivi des acquis (Pisa) est une évaluation internationale menée par l’OCDE auprès des jeunes de 15 ans. [NDLR].

[2Voir « Classement Pisa : la France championne des inégalités scolaires », France Info, 3 décembre 2019.

[3Référence à la pièce de Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur, où le personnage principal incarne un imposteur hypocrite [NDLR].

[4Le niveau médian partage l’ensemble des élèves en deux : une moitié se situe sous ce niveau, l’autre moitié au-dessus [NRLR].

[5Néologisme combinant « héritage » et « –cratie » (gouvernement). Il désigner un système scolaire qui tend à reproduire les élites scolaires et sociales sur la base de leur origine sociale, par opposition à « méritocratie », système où le mérite serait le critère de sélection [NDLR].

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Date de première rédaction le 28 avril 2022.
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