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Inégalités : les zones d’ombre de la statistique

Équité de la justice, chômage selon la couleur de peau, départs en vacances selon la catégorie sociale... En matière d’inégalités, les zones d’ombre de la statistique publique restent immenses. Pourtant, sans données fiables, tous les commentaires restent permis. Un extrait de l’ouvrage de Louis Maurin, Comprendre les inégalités.

Publié le 6 décembre 2018

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En matière d’inégalités, comme dans bien d’autres domaines, l’observateur est comme le passant qui a perdu ses clés la nuit et qui les cherche sous le lampadaire allumé. De la même manière, nous sommes portés à observer là où la lumière des statistiques publiques éclaire. Les choix de l’Insee – et de l’administration des grands ministères (Économie, Éducation, Travail et Santé notamment), également grande pourvoyeuse de données nationales – sont décisifs pour déterminer ce dont on peut parler, ou pas. Tout se joue au cœur de cet appareil, orienté par le Conseil national de l’information statistique (Cnis) qui, en théorie, préside au choix des indicateurs publics publiés. Ce n’est que partiellement le cas. En pratique, son rapport « Niveau de vie et inégalités sociales » de mars 2007, dirigé par Jacques Freyssinet, n’a été mis en œuvre qu’à minima par exemple. L’une des raisons de la création de l’Observatoire des inégalités était de chercher à combler un vide laissé par l’appareil public. Toute une partie du champ des inégalités demeure dans la nuit statistique. Par exemple, on ne dispose pas, en France, de données récentes sur les taux de chômage par commune ou par quartier. On ne mesure pas non plus le taux de chômage des personnes de couleur. On ne sait pas dire si la justice statue de façon équitable quels que soient le niveau de diplôme, le revenu, la couleur de la peau, etc., des prévenus [1].

Prenons un exemple : le lien entre le chômage et la couleur de peau. Il existe bien des programmes de « testing » qui démontrent l’existence de discriminations. Le fait d’être noir ou blanc n’est pas équivalent sur le marché du travail, mais aucune donnée ne permet de mesurer au niveau national l’ampleur de l’impact de la couleur de la peau, ni de faire la part des choses entre l’effet du milieu social, du diplôme et de la discrimination raciale.

On ne sait pas répondre à ces questions pour de très nombreuses raisons. D’abord, parce que la mesure fait débat. Établir des fichiers de personnes en fonction de la couleur de leur peau n’a rien de simple et les oppositions sont vives autour de ce que l’on appelle les « statistiques ethniques » [2]. Ensuite, parce que cette mesure est complexe ou très coûteuse. Ainsi, évaluer le taux de chômage dans un quartier n’est pas facile à réaliser car on ne dispose pas d’enquêtes détaillées sur l’emploi à cette échelle géographique. On utilise le recensement de la population qui n’est disponible qu’après plusieurs années. On pourrait recueillir des données, mais cela demanderait des moyens très importants, pour enquêter auprès de très larges échantillons locaux.

Dans certains cas, enfin, on fait le choix de ne pas mesurer. Ces choix sont orientés par la demande exprimée par la société à travers de très nombreux canaux (chercheurs, médias, élus, etc.). Ainsi, l’Insee ne réalise plus d’enquêtes sur les départs en vacances, parce qu’il « n’y a pas de demande sociale », selon l’institut. Officiellement, personne ne réclame ces données qui pourtant aident à mieux comprendre la société et à agir. Inversement, on a progressé dans la connaissance des revenus ces dernières années parce qu’un ensemble d’acteurs, des médias comme des chercheurs, ont fait pression pour en savoir plus. Dans ce domaine, le travail de l’économiste Thomas Piketty [3] a été décisif. Certaines données manquent encore, notamment sur les hauts revenus : parce que ce n’est pas si simple d’un point de vue statistique, mais aussi parce que les plus favorisés font pression pour ne pas trop livrer d’informations.

L’appareil statistique est sans doute défaillant, mais il faut reconnaître que l’exigence de connaissance n’est pas toujours au rendez-vous et que la plupart des commentateurs se contentent de ce qui existe sans se poser de questions. Ce qui ne se mesure pas peine à exister dans le débat public, ce qui laisse toute la place aux idées préconçues ou aux dénégations. Faute d’éclairage, rien n’empêche cependant d’aller chercher une lampe de poche. Sauf à disposer de moyens conséquents, il ne s’agit pas de collecter et de produire des données soi-même, mais on peut partir à leur recherche. C’est une grande partie du travail de l’Observatoire des inégalités. Beaucoup d’informations existent mais elles sont perdues au milieu d’autres, dans des documents inaccessibles pour les citoyens, du fait de leur complexité. Notre travail de vulgarisation révèle des informations et contribue au débat.

Les « grandes gueules » des inégalités
Les Français se délectent de bons mots. La rhétorique est un sport national qui a de nombreux avantages. Nos belles envolées (devenues « punchlines ») permettent de briller en société. Celui qui les manipule avec aisance fait le tour des plateaux de radio ou de télévision et s’offre une belle audience. Le débat sur les inégalités est inondé de propos dramatisés pour faire le buzz, et les médias raffolent des « clashs » qui font l’audience. Il ne faut pas mésestimer les enjeux financiers de ces pratiques : un ouvrage qui se vend bien rapporte beaucoup d’argent, une émission théâtralisée où l’on s’écharpe fait davantage vendre qu’un débat sérieux. Bienvenue au royaume des « toutologues », qui parlent de tout et de rien avec véhémence et assurance. Dans le domaine des inégalités, la dénonciation de l’hyper-richesse marche aussi bien que le misérabilisme, mais elle ne fait guère avancer l’analyse. On peut débattre sans fin dans le vide des données, parfois en se raccrochant à des chiffres farfelus. Chacun avance ses arguments sans pouvoir être démenti par l’autre. Nos toutologues n’ont pas intérêt à ce que la connaissance progresse.

Comprendre les inégalités, un guide dans les méandres du débat sur les inégalités

Comprendre les inégalités, Louis Maurin, éd. Observatoire des inégalités, juin 2018.
128 pages.
ISBN 978-2-9553059-4-2
9 € hors frais d’envoi

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Photo / CC0 domaine public


[1Il existe toutefois quelques données, voir « La justice française n’est pas juste », Louis Maurin, Observatoire des inégalités, 27 octobre 2017.

[2Voir notre article « Faut-il des statistiques ethniques en France ? »

[3Les hauts revenus en France au XXe siècle : inégalités et redistributions, 1901-1998, Thomas Piketty, Grasset, 2001. Voir aussi le World Inequality Database sur wid.world.

Date de première rédaction le 6 décembre 2018.
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