Analyse

Inégalités de revenus : stabilité dans la morosité

Les inégalités de niveau de vie se stabilisent depuis 2013 dans un contexte de stagnation des revenus. On est loin d’avoir effacé la hausse des inégalités de la période 1996 à 2012. L’analyse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 12 septembre 2019

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Revenus Pauvreté Niveaux de vie

« Depuis la crise économique de 2008, [le revenu médian] [1] connaît une période de quasi-stagnation d’une durée inédite ». Dans sa dernière note de présentation annuelle de l’évolution des revenus en France, l’Insee s’inquiète. De mémoire de statisticiens des revenus, dix ans de stagnation, on n’avait jamais vu ça. Il faut sans doute remonter aux années 1930 pour trouver une telle morosité. Ce constat concerne le niveau de vie médian. Pour le seuil des 10 % les plus pauvres, le calme plat remonte même au milieu des années 2000 : il n’a gagné que 40 euros par mois en 15 ans, une fois pris en compte l’effet de l’inflation.

Cette situation contraste avec les décennies précédentes : la montée du chômage et de la précarité dans les années 1980 et 1990 n’avaient que partiellement entamé la progression globale des revenus, notamment des classes moyennes. De 1970 jusqu’au milieu des années 2000, le niveau de vie médian avait été en effet multiplié par deux. La majorité des Français entraient alors pleinement dans la société de consommation et en découvraient les joies.

Ce n’est plus le cas. Pour les plus pauvres, l’inversion ne date pas d’hier. Leur niveau de vie n’augmente plus depuis 15 ans. Entre 2008 et 2012, une partie des catégories modestes a même vu son revenu diminuer. Le contraste est encore plus fort pour les couches moyennes habituées à voir leurs revenus s’élever. Depuis dix ans, c’est la douche froide : elles sont mises au même régime que les couches populaires. Si la tendance à la hausse des années 2000 s’était maintenue dans les années 2010, leur niveau de vie serait supérieur de 20 %. Pour le dixième le plus favorisé aussi, l’heure n’est plus à la fête. Le niveau de vie moyen annuel des 10 % du haut de l’échelle avait gagné 14 000 euros entre 1997 et 2007. Il a continué de progresser jusqu’en 2011, mais pour revenir ensuite au niveau de 2007.

Pas d’illusion

Dans cette platitude généralisée, les inégalités de revenus se sont stabilisées sur les cinq dernières années observées (lire notre article détaillé). L’indice de Gini – situé entre 0 (égalité parfaite) et 1 (égalité maximale) – reste autour de 0,29 depuis 2013, tout comme le rapport entre le seuil des 10 % les plus riches et le seuil des 10 % les plus pauvres, autour de 3,4. Le ratio de Palma (rapport entre la masse de ce que touchent les 10 % les plus riches et les 40 % les plus pauvres) bouge peu autour de 1,06 (le dixième du haut touche une masse de revenus 1,06 fois supérieure à ce que touchent les 40 % du bas).

Cette stabilité depuis quatre ans fait suite à deux années de diminution, entre 2011 et 2013. À l’époque, les mesures prises par Nicolas Sarkozy et François Hollande, concernant les plus aisés, avaient fait leur effet, loin d’être négligeable : entre 2011 et 2013, le niveau de vie moyen annuel du dixième le plus favorisé avait perdu 5 000 euros. Surtout, cette stagnation succède à une fantastique progression des écarts dans les années 1990 et 2000, qui avaient vu les niveaux de vie des plus aisés s’envoler. La stabilisation ne doit pas faire illusion : les écarts de niveau de vie sont très loin d’être revenus à ce qu’ils étaient à la fin des années 1980. Si on dresse un bilan sur 20 ans, le niveau de vie maximum des 10 % d’en bas a gagné 1 900 euros annuels, le niveau de vie médian, 3 300 euros, et le seuil des 10 % d’en haut, 6 000 euros. En gros, encore la moitié de ce que gagne un Smicard dans une année.

En outre, l’Insee ne dit rien de ce qui se passe aux extrémités de l’échelle. Ses données sur les salaires indiquent que le 1 % le mieux rémunéré est passé de 94 000 à 98 800 euros annuels (nets avant impôt sur le revenu) entre 2012 et 2015, empochant ainsi un gain de 4 800 euros, contre 360 euros d’augmentation pour les 10 % des salariés les moins bien payés. Du point de vue des revenus financiers – très concentrés tout en haut de l’échelle – ce n’est plus la folie des grandeurs, mais, en bourse, le krach de 2008 a été effacé.

Et en 2019 ?

Reste la question qui fâche les statisticiens et qui est pourtant sur toutes les lèvres : et depuis 2017 ? La France a changé de majorité et de politique. Ce changement s’est d’abord traduit du côté des politiques publiques par des largesses pour les plus aisés avec une coupe drastique dans l’impôt sur la fortune et surtout un changement de mode d’imposition des revenus financiers très favorable, allant jusqu’à faire gagner 100 000 euros par an pour 400 000 euros de revenus, comme nous l’avons déjà indiqué. L’envolée par le haut a donc repris. La suppression de la taxe d’habitation aura un effet proportionnel à la valeur du logement, et donc profitera davantage aux plus aisés.

Le grignotage des allocations logement n’a pas amélioré le sort des plus pauvres. Des mesures plus favorables au bas de l’échelle ont été prises cependant, suite au mouvement des « gilets jaunes » : la hausse du minimum vieillesse, de l’allocation adulte handicapé et de la prime d’activité (versée aux plus bas salaires). Enfin, la courbe du chômage s’est retournée depuis 2015, cela devrait profiter aux ménages les plus pauvres. Mais le mouvement demeure modeste et il semble surtout bénéficier – au moins dans un premier temps – aux moins éloignés du marché du travail. Pour preuve, le nombre d’allocataires de minima sociaux ne diminue plus depuis deux ans comme l’a montré le Centre d’observation de la société.

Le résultat des courses en ce qui concerne les inégalités de revenus en 2019, l’Insee le donnera officiellement à l’automne 2021. On peut parier qu’on verra une réouverture des écarts par le haut : les riches se seront à nouveau enrichis. Il est aussi possible que les plus bas revenus aient progressé. Si le niveau de vie médian continue à stagner, le taux de pauvreté aura sans doute diminué. Beaucoup dépend de la forme des emplois créés : s’il s’agit de postes faiblement rémunérés et précaires, l’impact sera beaucoup plus faible. Notamment pour les jeunes travailleurs. Quant aux classes moyennes, elles seront loin d’avoir retrouvé le chemin de la prospérité. Il est probable qu’on en retrouvera l’impact dans les urnes dans les mois et les années qui viennent.

L’Insee permet enfin de faire le bilan du quinquennat Hollande
Les données de l’Insee ont toujours un train de retard par rapport à l’actualité politique. Ce n’est qu’à l’automne 2019 que l’on peut dresser le bilan de la période 2012-2017. Résultat mitigé : c’est plutôt mieux à la fin qu’au début, mais le changement est minime. Le niveau de vie moyen des 10 % les plus pauvres a gagné 380 euros annuels, celui des 10 % les plus riches a baissé de 2 650 euros. L’indice de Gini a varié de 0,30 à 0,29 et le rapport entre le seuil des 10 % d’en haut et d’en bas est passé de 3,54 à 3,41.

Le nombre de personnes pauvres a baissé de 220 000 au seuil à 50 % du niveau de vie médian et augmenté de 130 000 au seuil à 60 %. Le taux de pauvreté à 50 % a perdu 0,5 point (de 8,5 % à 8 %) et le taux à 60 % n’a pas bougé. Les plus pauvres ont profité de l’élévation du niveau des minima sociaux. En matière de pauvreté, toute l’évolution favorable se concentre sur la seule année 2013.

Le quinquennat 2012-2017 n’aura donc pas été marqué par un tournant d’ampleur, ni en mal, ni en bien, sauf pour l’année 2013. Il faut dire qu’aucune réforme fiscale d’ampleur n’a été entreprise en cinq ans. Dès 2014, un changement de cap a été opéré. Au total, rapporté aux discours du candidat en 2012 qui avait suscité bien des attentes, le « changement » a été de l’ordre d’une tête d’épingle, ce qui a entraîné bien des désillusions.

Photo / Crédit Nao Triponez


[1La moitié gagne plus, la moitié gagne moins. Toutes les données de cet article portent sur des revenus après impôts et prestations sociales.

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Date de première rédaction le 12 septembre 2019.
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