Entretien

« Face aux inégalités, nous avons besoin d’une solidarité nationale ». Entretien avec Louis Maurin.

Evolution salariale, impôts, choix politiques... Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, décrypte sans complaisance les paradoxes statistiques de notre société. Extrait du magazine Télérama.

Publié le 25 juin 2009

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Revenus Éducation Catégories sociales

Selon l’Insee, les inégalités de revenus restent stables en France. Pourtant, on entend souvent parler d’« explosion ». Qu’en est-il réellement ?

Tous les indicateurs montrent un creusement des inégalités, avec un fort accroissement des très hauts niveaux de vie, depuis le milieu des années 90. Mais on est loin d’une explosion généralisée. Arrêtons de dramatiser, le catastrophisme nuit à la discussion publique et à la crédibilité de l’information, notamment auprès des catégories populaires. On le voit avec le changement de seuil de pauvreté qui s’est fait sans aucun débat l’été dernier. En établissant ce seuil à 60 % du revenu médian (le revenu pour lequel la moitié des ménages gagne moins, l’autre plus), et non plus 50 %, le nombre de pauvres a doublé, de 4 à 8 millions. A-t-on vraiment 8 millions de pauvres ? Le seuil de pauvreté est désormais de 1 850 € pour une famille avec deux enfants, très au-dessus du niveau de vie des familles qui font appel aux associations caritatives. Beaucoup pensent que plus on affichera de pauvres, plus on sensibilisera l’opinion. C’est tout le contraire. En croyant mobiliser, on s’attire un effet « boomerang » : les gens finissent par relativiser la situation...

Une grande partie de l’opinion a pourtant le sentiment que sa situation se dégrade...

De fait, les niveaux de vie s’éloignent, contrairement à ce que laisse croire l’Insee. Prenons les seuls chiffres officiels disponibles qui permettent de comparer en toute rigueur deux années : 1997 et 2005. Qu’y apprend-on ? Que les revenus du haut et du bas de la hiérarchie ont progressé au même rythme : + 16 % environ. Du coup, le rapport entre la limite inférieure des 5 % les plus riches et la limite supérieure des 10 % les plus pauvres est resté le même : les premiers touchent toujours 4,2 fois plus que les seconds. Mais on ne vit pas de pourcentages ! Voir ses revenus augmenter de 16 % ne veut pas dire la même chose selon qu’on gagne 40 370 € par an (le revenu moyen des premiers) ou 9 500 € (le revenu moyen des seconds). L’écart entre ces catégories est passé de 26 700 à 30 800 €. Soit l’équivalent de quatre mois de revenus d’un smicard.

Alors, pourquoi y a-t-il autant de points de vue différents sur le sujet ?

Personne ne peut décrire avec précision l’évolution des revenus des Français, puisque l’Insee a changé de méthode de calcul en 2005 et cassé le « thermomètre ». Les séries ne sont plus comparables, excepté les chiffres que je viens de vous donner. L’Insee ne dit rien non plus de la situation des 1 ou 2 % les plus riches, alors que c’est au sommet que les hausses sont les plus vives. Cette situation est grave dans une démocratie moderne, mais, au fond, personne ne s’en soucie vraiment, hormis une poignée d’experts...

Pourquoi ?

Tout le monde gagne à ce flou artistique, qui autorise les points de vue les plus contradictoires. En France, on apprécie les bons mots, la rhétorique et la dramatisation mais moins le fait de se plonger dans le cambouis des données. Il faut dire que le ministère de l’Economie, dont l’Insee dépend, manque d’une impulsion politique forte dans le domaine de la connaissance des revenus...

Mais cela n’explique pas tout. Il y a notre vieux fond de colbertisme : nous faisons confiance à l’institution publique pour produire sa propre contre-expertise. La recherche est aussi trop peu développée. Cela tient aux chercheurs, peu mobilisés par ces thématiques, mais aussi à la structure de la recherche française, drainée par les appels d’offres et les commandes publiques. Pour briller aujourd’hui, un économiste ne doit pas publier des tableaux de chiffres, structurels et globaux, mais plutôt des papiers en anglais bourrés d’équations qui modélisent des éléments théoriques – à quelques exceptions près, dont les travaux des économistes Thomas Piketty et Camille Landais. La sociologie, elle, a longtemps délaissé l’analyse de la structure sociale au profit de l’étude des comportements individuels. Et elle a manifesté un intérêt démesuré pour les « dominés », mais presque nul pour les couches supérieures de la société...

C’est la même chose dans les autres pays occidentaux ?

Pour mesurer le chemin qui nous sépare d’une information de qualité, il suffit de regarder les Etats-Unis ! La société américaine a beau être plus inégalitaire, la qualité de l’expertise y est incomparable, du fait d’une culture du débat démocratique et de l’information statistique. On pourrait aussi citer le Portugal, qui vient de créer un Observatoire des inégalités, public, avec des moyens incomparables aux nôtres !

Mais la situation française s’améliore. Le Conseil national de l’information statistique (qui donne les grandes orientations en matière de statistique publique) a rendu fin 2006 un rapport remarquable, promettant un système complet d’informations sur les inégalités. On l’attend avec impatience : s’il ne voit pas le jour, on se sera moqué des citoyens et des experts qui ont planché dessus... Et puis, dans les dernières études de l’Insee, les revenus du patrimoine et les transferts sociaux réels (prestations familiales, logement...) sont tout de même mieux couverts.

Comment expliquez-vous que le discours sur les inégalités occupe une bonne partie du champ médiatique et politique ?

Quand nous avons créé l’Observatoire en 2003, on ne parlait quasiment plus des inégalités et le discours sur la « fracture sociale » paraissait bien lointain. De nombreux intellectuels s’interrogeaient sur la dose d’inégalité « juste » à réintroduire pour renforcer le dynamisme de l’économie française. C’est sur cette base que, depuis 2000, on a diminué les impôts...

Et puis, les politiques se sont réemparés du sujet, en tout cas dans les discours et sans en évacuer les ambivalences et les ambiguïtés. Le discours de Nicolas Sarkozy sur la diversité, prononcé à Polytechnique fin 2008, est révélateur de l’hypocrisie qui règne en France. Toute sa première partie porte sur les inégalités sociales dans un style particulièrement virulent. Puis, tout d’un coup, il « oublie » la question sociale et les mesures qu’il présente, sans ampleur, ne portent plus que sur la « diversité ethnique » parmi les élites du pays, un thème à la mode...

On pourrait multiplier les exemples de cette hypocrisie. Sur l’école : on propose des filières de plus en plus tôt dans les cursus, alors que toutes les études montrent que cela contribue à renforcer les inégalités sociales entre écoliers. Dans l’emploi, on glose sur la « diversité » ou les discriminations et on continue à interdire des millions de postes aux étrangers hors Union européenne. D’une manière plus générale, les discours fleurissent, empreints de bons sentiments, autour des « labels » ou « chartes » socialement sympathiques et éthiquement responsables... Mais la bonne volonté ne suffit plus.

La lutte contre les inégalités est au point mort ?

La Couverture maladie universelle, sous la gauche, a amélioré le sort des plus démunis, de même que, sous la droite, la forte hausse de la construction de logements sociaux entre 2002 et 2007. Mais on est encore loin du compte, surtout face à l’ampleur des difficultés. Je pense notamment à la politique de baisse des impôts dont les conséquences sont dramatiques. Le sénateur UMP Philippe Marini a chiffré à 60 milliards d’euros le coût annuel des baisses d’impôts sur le revenu, soit l’équivalent du budget du ministère de l’Education. Tout cela pour grossir l’épargne des catégories les plus aisées. Au cours de cette décennie, nous nous sommes privés de ressources qui auraient été précieuses pour réduire les déficits et pour offrir des services publics de qualité. Que l’on songe à l’école, la santé, les transports ou la sécurité...

Avec la crise, la critique des très hauts revenus est de nouveau à la mode...

Avec raison, dans la mesure où ceux-ci ont atteint des niveaux indécents, l’équivalent de centaines d’années de smic par an, pour quelques grands patrons ou stars du show-business. Sur la période 1998-2006, l’économiste Camille Landais a montré que le centième des foyers les plus riches a vu ses revenus augmenter de 42,6 % alors que, pour près de 90 % des foyers, cette hausse s’est limitée à 4,6 %. Un phénomène dû à une hausse des revenus du patrimoine mais aussi à une explosion des hauts salaires, puisque les 2 500 plus gros salaires ont augmenté de plus de 51 % entre 1998 et 2005, en contraste avec une vraie modération salariale pour 90 % des salaires. Mais méfions-nous de l’effet de mode médiatique : après l’insécurité, le pouvoir d’achat, voilà les super-riches. Ils seront à leur tour chassés par une autre actualité. Voyez la vitesse avec laquelle on est passé du « bling-bling » assumé au « haro sur les riches » !

On désigne quelques individus, ce qui fait penser aux « 200 familles » que la gauche mettait déjà en avant dans les années 30. Pourtant, la dénonciation de ces excès masque d’autres questions, au moins aussi importantes. Ce n’est pas seulement en taxant les grands patrons qu’on financera les places de crèche, la rénovation des prisons ou les 20 milliards d’euros du trou de la Sécu. Nous avons besoin d’un effort bien plus large, et donc d’une solidarité nationale face aux difficultés, en fonction des « capacités contributives » de chacun. Ceux qui prétendent qu’on pourra le faire sans augmenter les impôts sont au mieux des irresponsables, au pis des démagogues. Ils profitent d’une grande complaisance des médias.

Le discours sur les « riches » peut servir de paravent à une remise en cause plus large des inégalités qui traversent la société française. Qu’est-ce qui justifie que les emplois les plus difficiles physiquement, où l’espérance de vie est la plus faible, soient les moins rémunérés ? Que fait-on pour les femmes en temps partiel contraint dans le secteur de la grande distribution ? Et quid des « favorisés » de notre système scolaire ? Une partie de ces catégories aisées – tous horizons politiques confondus – pointent du doigt les pdg, tout en revendiquant un statu quo scolaire qui favorise leurs propres enfants. Tout va bien tant qu’ils ont leur filière S, leurs classes prépa et leurs grandes écoles. Pour eux, l’idéal, c’est la France des années 50, quand les couches populaires n’allaient pas au collège. Et le bouc émissaire facile, c’est le jeune garçon noir ou maghrébin. En France, à peine 10 % de la population a un niveau supérieur à bac + 2. Si l’on s’en tient au niveau du diplôme, les « classes moyennes » se situent au niveau du BEP, mais on ne s’en rend pas bien compte dans certains milieux.

Quelles sont finalement les inégalités qui vous semblent les plus saillantes en France ?

Plus que les écarts de revenus, je suis inquiet de voir les univers culturels se séparer, et pas seulement géographiquement. Nous sommes confrontés à un conservatisme social, classique à droite, mais aussi présent dans des milieux de gauche, qui voit converger les intérêts des catégories économiquement et culturellement favorisées. Le consensus gauche-droite sur la baisse des impôts a longtemps existé, tout comme celui qui empêche de réformer l’école. Au fond, les inégalités scolaires reposent sur une légitimité bien plus forte que les inégalités liées à l’argent. Elles semblent consacrer « l’intelligence » ou le travail personnel, alors que c’est bien plus complexe. Et elles sont plus difficiles à combattre dans un pays obsédé par les notes et le diplôme. Du coup, la « bourgeoisie intellectuelle », assise sur son diplôme, est aujourd’hui moins gênée par la caissière qu’hier le capitaliste avec sa fortune par le prolétaire.

Peut-on venir à bout de ces clivages culturels ?

Il y a aussi en France de puissantes forces de changement, souvent inattendues. A commencer au sein de l’école, qui produit par elle-même les germes de la remise en cause du système social, du seul fait que les jeunes sont mieux formés. De nombreux enseignants s’investissent d’ailleurs pour aider les enfants les moins favorisés par leur milieu ou leurs origines culturelles. L’individualisme a toujours deux versants : une dose d’égoïsme, mais aussi une vraie volonté d’autonomie, d’émancipation et de reconnaissance, comme le montre la floraison de tous ces discours « libérateurs », du type « tu peux y arriver, crois en toi... ». Si cette énergie se transforme positivement, elle peut permettre de s’affranchir de certaines barrières. Les inégalités sont pour partie « dans les têtes » : les plus défavorisés – et les femmes – intériorisent souvent le fait qu’ils sont « naturellement » là où ils doivent se trouver. L’Observatoire des inégalités n’est pas là pour enfoncer le clou du fatalisme social, mais, au contraire, pour donner des armes aux citoyens pour s’en libérer. Encore faudrait-il que des forces politiques s’en saisissent.

Propos recueillis par Weronika Zarachowicz. Extrait du magazine Télérama n° 3102 - juin 2009.

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Date de première rédaction le 25 juin 2009.
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