Analyse

Du Moyen Âge à aujourd’hui : les racines de l’exclusion des pauvres

L’exclusion et la stigmatisation des pauvres trouvent leurs racines à la fin du Moyen Âge, sous l’influence de l’Église en Europe. L’historien Giacomo Todeschini en retrace l’origine dans un entretien extrait de la revue L’Histoire.

Publié le 25 août 2021

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Revenus Pauvreté

Dans l’image que l’Église donne des pauvres, il faut faire attention, d’entrée, à bien distinguer deux pauvretés que tout oppose : la pauvreté volontaire d’une part, la pauvreté ordinaire de l’autre. C’est la première que la tradition chrétienne et l’Église valorisent : la pauvreté évangélique, par laquelle on cherche à imiter le dépouillement du Christ. Ce que valorise la chrétienté suivant cet exemple, c’est le choix d’abandonner une richesse ou un pouvoir. La pauvreté qui découle du milieu de naissance ou des accidents de la vie n’est pas perçue comme vertueuse puisqu’elle n’a aucun contenu idéologique ou théologique [1]. Elle a droit à la protection de l’Église, mais ce n’est pas une vertu.

L’opposition entre ces deux pauvretés est une réalité sociale. Prenez les ordres mendiants [2], ces frères (franciscains, dominicains, augustins et carmes) qui, à partir du XIIIe siècle, prêchent dans les villes et vivent de la mendicité. Si l’on étudie leur composition sociale, on y retrouve surtout des fils de riches bourgeois, des avocats, des professeurs de théologie. Le peuple, les miséreux, n’y ont pas accès. Cette distinction entre deux formes de pauvreté remonte aux premiers siècles du christianisme. Elle s’intensifie avec l’apparition des franciscains. François d’Assise [3], à la toute fin du XIIe siècle, offre l’exemple par excellence du riche, puissant, cultivé, qui se dépouille de tous ses biens par choix, et c’est avec les ordres mendiants que culmine la recherche de la pauvreté volontaire. Ils appartiennent pour la plupart à des familles de riches marchands, beaucoup ont également une formation de juriste, et c’est tout naturellement qu’ils participent à la vie économique des cités en l’analysant, mais aussi en discutant et en évaluant, avec les représentants des bourgeoisies marchandes, les problèmes de la vie économique. Ce rôle politique central, il serait bien sûr hors de question de le réserver à de simples miséreux !

À mesure que cette pauvreté sainte occupe une place centrale dans la vie politique, il est de plus en plus nécessaire de la distinguer de la pauvreté involontaire, dépréciée comme jamais. Jusqu’au XIe siècle la pauvreté ordinaire n’était pas valorisée, mais elle restait une condition sociale normale : jusqu’à l’An Mil le mot pauvre, pauper, désigne principalement l’absence de pouvoir et c’est le devoir des riches, des puissants que de protéger ces foules d’individus sans pouvoir. Au Bas Moyen Âge [4], la pauvreté devient une condition indigne. Les pauvres font désormais partie de ceux qu’on appelle alors les « infâmes », une catégorie plus large puisqu’elle inclut aussi les juifs, les usuriers [5], un certain nombre de métiers « ignobles » (prostituées, acteurs, bourreaux, geôliers), et menace de frapper quiconque perd sa réputation (fama) du fait, par exemple, d’une condamnation par un tribunal ou d’une mauvaise renommée. Les infâmes sont ceux auxquels il est interdit d’exercer les droits civils, comme celui de témoigner devant un tribunal, et ils sont plus largement exclus de la fides, la confiance qui structure la communauté chrétienne.

Or cette confiance est au cœur de la vie économique. C’est elle qui autorise à y jouer un rôle, et ceux qui ne participent pas à la circulation des biens s’en trouvent exclus : c’est le cas des usuriers mais également des pauvres, à cause de l’avarice et de la convoitise qui les caractériseraient. Ce qu’on leur reproche aussi, c’est de ne pas être désintéressés, mais coupables d’avidité, susceptibles de toutes les fautes pour gagner de l’argent. Saint Thomas d’Aquin le dit très clairement : il faut exclure du droit de témoigner les esclaves, les femmes, les mineurs, et les pauvres avec eux, c’est-à-dire tous ceux auxquels on peut commander, ceux qui sont sous le pouvoir de quelqu’un d’autre.

Au fond, ce qu’on reproche aux pauvres, ce qui justifie de les exclure de la communauté, c’est d’être aveugles à toute considération du bien collectif. Car c’est là ce qui fonde la communauté chrétienne à partir de la révolution économique du Bas Moyen Âge [6] : la communauté, c’est l’ensemble des individus qui œuvrent au bien commun. Pour en faire partie, il faut pratiquer un travail honorable, qui crée une richesse réinvestie pour le bien de tous. Alors que la communauté chrétienne du début du Moyen Âge incluait les pauvres sous la protection des puissants, cette nouvelle vision de la communauté chrétienne introduit une clôture et les pauvres, même chrétiens, s’en trouvent exclus.

Cette exclusion prend même une forme tangible et institutionnalisée : l’hôpital. Les hôpitaux, qui apparaissent au XIIIe siècle et où l’on accueille à la fois les malades, les infirmes ou les enfants et les vieillards sans famille, constituent les premières expériences d’enfermement des pauvres. Prenons à Sienne, par exemple, l’hôpital Santa Maria della Scala. C’est, déjà, une fondation économique, possédant des terres, gérant une partie des finances publiques, par des prêts notamment, et soutenue en retour par des investissements communaux. Mais son rôle premier est celui d’institution charitable : on y accueille les pèlerins, on y soigne les malades, on y évangélise aussi les pauvres, on les rééduque, et – c’est là le point important – on les soustrait à la rue.

Un autre marqueur puissant, dans les textes, de l’exclusion des infâmes hors de la communauté chrétienne, ce sont les métaphores animales. Par opposition aux bons chrétiens, les infâmes sont qualifiés de crudeles, c’est-à-dire crus, inachevés, et ils sont régulièrement comparés à des bêtes. On réserve à l’avare, l’usurier, la métaphore de la sangsue parce qu’ils interrompent la circulation dans le corps chrétien du sang divin des richesses, en les accaparant ; quant aux pauvres, ils sont régulièrement réduits à des chiens, des bêtes sauvages, des insectes.

Quant au Grand Renfermement des pauvres et à leur disqualification croissante à partir du XVIe siècle, ils ne font que prolonger leur stigmatisation comme indignes et infâmes à partir du Bas Moyen Âge. Cette indignité se poursuit jusqu’à nos jours : l’idée selon laquelle le pauvre ne mériterait pas d’être riche, une idée analysée en profondeur par Thomas Piketty dans ses travaux, n’est qu’une nouvelle variation sur le thème ancien de l’indignité de la misère.

En Angleterre par exemple, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les salariés étaient considérés comme des domestiques, des subalternes, et cela justifiait leur exclusion de la communauté politique. La principale différence entre la pauvreté médiévale et la pauvreté contemporaine tient au fond aux sources qui permettent d’en écrire l’histoire : on a accès pour les périodes les plus récentes à la parole des pauvres, et donc aux formes d’organisation, de contestation et de contre-société mises en œuvre par eux contre l’ordre social qui les stigmatise et les exclut. Rien de tel pour les temps médiévaux : on ne peut écrire sur les pauvres du Moyen Âge, que l’histoire de leur exclusion, de leur dévalorisation et de leur infamie.

Giacomo Todeschini est historien, ancien professeur à l’université de Trieste

Ce texte est extrait d’un entretien avec Giacomo Todeschini, « La pauvreté a-t-elle un sens ? », publié dans L’Histoire n° 480, février 2021.


Illustration / Les mendiants, Bruegel. Domaine public, source : wikimedia.org


[1Au sens le plus courant, la théologie désigne l’étude de Dieu et des choses divines.

[2Créés au début du XIIIe siècle en Occident, ce sont des ordres religieux urbains dont les membres vivent de la charité. Leur nom dérive souvent de celui du fondateur, Saint François d’Assise pour les franciscains, Saint Dominique de Guzmàn pour les dominicains, etc.

[3Saint François d’Assise (1181-1226) : religieux, fondateur de l’ordre des Frères Mineurs (franciscains).

[4Le Bas Moyen Âge (ou Moyen Âge tardif) correspond à la fin du Moyen Âge, à partir du XIIe siècle pour certains historiens, aux XIVe et XVe siècles pour d’autres.

[5L’usurier est celui qui prête à un taux considéré comme excessif.

[6Aux XIIe et XIIIe siècles, des innovations permettent d’augmenter les rendements agricoles et la productivité de l’industrie textile, de nouvelles énergies sont exploitées (traction animale, vent et eau pour les moulins, de nouveaux produits apparaissent (papier, boussole, etc.) et les échanges se développent.

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Date de première rédaction le 25 août 2021.
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