Entretien

« Documenter les discriminations pour pousser les pouvoirs publics à agir ». Entretien avec Noam Leandri

Notre nouveau site discrimination.fr dresse un état des lieux des discriminations. Son objectif ? « Pousser les pouvoirs publics à agir », explique Noam Leandri, président de l’Observatoire des inégalités, dans le magazine Alternatives Économiques.

Publié le 3 mai 2022

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Quel est l’objectif de l’Observatoire des inégalités en lançant ce nouveau site ?

Avec la plate-forme discrimination.fr, nous voulons mesurer les discriminations et les documenter à l’aide d’études scientifiques pour pousser les pouvoirs publics à agir. Il n’y a qu’en apportant des preuves chiffrées et en démontrant qu’il existe toujours en France des écarts de traitement injustifiés, fondés sur le sexe, l’origine ou de nombreuses autres particularités, qu’on pourra les endiguer. L’Observatoire des inégalités s’est toujours saisi de la lutte contre les discriminations. Elles incarnent en effet une forme d’inégalité qui, en plus d’être injuste, est illégale.

Nous voulons porter ces éléments à la connaissance des pouvoirs publics pour qu’ils ne puissent plus se dédouaner. Il faut mettre un terme à ce cercle infernal, où c’est toujours le même refrain qui résonne : « Nous n’avons pas de données, on ne peut donc pas agir. » La mesure des discriminations ne permettra pas seule d’y mettre un terme, c’est certain. Elle doit s’inscrire comme un fondement, une rampe de lancement pour les politiques publiques.

Comment les discriminations se manifestent-elles en France aujourd’hui ?

Il existe aujourd’hui dans la loi 25 motifs illégaux constituant une discrimination. Cela inclut aussi bien la discrimination liée à l’orientation sexuelle, que celle liée à la religion ou encore à l’origine géographique. La discrimination la plus marquée renvoie au racisme (un tiers des Français est d’une origine étrangère), qui se traduit par des différences de traitement à l’embauche, dans la carrière ou encore dans l’accès au logement.

Ces discriminations sont héritées de l’histoire. La France a longtemps entretenu des discriminations légales vis-à-vis des étrangers. Cet héritage contribue à ce que leurs descendants, devenus français, mais également les personnes vivant en France sans en avoir la nationalité, soient aujourd’hui considérés comme des sous-citoyens. C’est une aberration : il y a en France 5,2 millions d’étrangers qui paient leurs impôts, éduquent leurs enfants, mais ils n’ont pas le droit de vote [1].

D’autres formes de discriminations concernent la moitié de la population française : les discriminations liées au genre, dont les femmes sont les principales victimes. Ces discriminations sont bien plus sournoises.

Si l’on compare par exemple les salaires en fonction du sexe dans le secteur privé, il existe un écart de 28,5 % entre les femmes et les hommes. Pourquoi ? Il y a quelques clés d’explications. D’abord, les femmes exercent des activités à temps partiel dans une plus grande proportion que les hommes. Ensuite, elles s’orientent souvent vers des secteurs d’activité avec une moins bonne rémunération. Mais cela ne suffit pas à expliquer des écarts de salaires aussi importants. Au total, les femmes sont victimes de ce qu’on appelle une discrimination « systémique », car reproduite inconsciemment, de telle sorte que tout le monde la considère comme normale à long terme.

Pourquoi réagir maintenant ?

Il y a un an, le gouvernement annonçait en grande pompe que la lutte contre les discriminations allait devenir la grande cause nationale. Il lançait alors le site Internet consultation-discriminations.gouv.fr, sur lequel les Français étaient appelés à proposer leurs idées pour faire reculer les inégalités de traitement. De plus, la plate-forme de signalement antidiscriminations.fr, adossée à la Défenseure des droits, devait être accompagnée d’une consultation citoyenne censée aboutir à des « mesures concrètes ». On les attend toujours…

C’est cette aberration qui nous a poussés à agir. Il était grand temps de le faire, tant l’on voit monter depuis deux ans un discours raciste, xénophobe et anti-immigrés.

Enfin, de récentes études nous ont vraiment donné un déclic. Je pense particulièrement à l’évaluation expérimentale des discriminations dans l’accès aux masters, menée par le CNRS, qui vient d’être publiée. Elle établit que les étudiants d’origine nord-africaine ont 13 % de moins de chances d’obtenir une réponse que les candidats avec un nom français, lorsqu’ils s’informent sur les modalités de candidature en master. Des discriminations au sein même de l’école de la République, qui devrait justement les empêcher et les corriger, c’est encore plus inadmissible !

Il n’y a pas si longtemps, la thématique des discriminations faisait la une des journaux. Des débats naissaient sur les manières de les corriger, notamment par la « discrimination positive ». Comment expliquer que ce sujet passe aujourd’hui sous les radars ?

Il manque aujourd’hui une véritable volonté politique pour mettre un terme aux discriminations. C’était pourtant le cas en 2005 lors de la création de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) qui a mené une politique du gendarme en communiquant chaque année le nombre de procédures soutenues devant la justice et n’hésitait pas à accompagner les plaignants.

Or, la fusion de la Halde avec le Défenseur des droits en 2011 a un peu fait passer sous le radar cette question des discriminations, car ce n’est qu’une des prérogatives de l’institution parmi d’autres. Cela ne signifie pas que la Défenseure des droits est aujourd’hui inefficace. En 2021, Claire Hédon était intervenue dans la procédure judiciaire concernant les contrôles de police jugés discriminatoires qu’avaient subis trois lycéens à la gare du Nord, quatre ans plus tôt. L’État avait par la suite été condamné à verser 1 500 euros aux plaignants pour « faute lourde », la cour d’appel de Paris reconnaissant les contrôles au faciès.

Mais une fois ce fait avéré, la problématique des contrôles au faciès n’a pas émergé dans l’actualité. C’était la même chose en 2020 pour les manifestations contre le racisme : les mobilisations populaires se transforment trop rarement en initiatives politiques concrètes pour enrayer les discriminations. Ce combat subit finalement le même sort que bon nombre de questions sociales.

Quelles sont les principales mesures à prendre pour lutter contre les discriminations ?

La certitude, c’est que réaliser des « testings » pour établir l’existence des discriminations ne suffit plus. Le gouvernement a déjà commandé un testing des entreprises du CAC 40 sous le quinquennat Macron. En 2020, 17 600 candidatures et demandes d’informations – fictives – avaient été envoyées à 103 grandes sociétés cotées en Bourse de six régions françaises. Les sociétés Accor, Air France, Altran technologies, Arkema, Renault, Rexel et Sopra Steria avaient alors été épinglées. Mais pour quel résultat ?

C’est bien de tester, mais il faut qu’il y ait des actions derrière ! Il existe déjà un dispositif qui a le mérite de permettre aux entreprises de se saisir de la question des inégalités salariales : l’index de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes [2], qui concerne depuis 2018 les entreprises d’au moins 50 salariés. Il faudrait étendre cet index aux inégalités d’origine raciale.

Je vois également deux mesures législatives qui permettraient de lutter légalement contre les discriminations. La première, ce serait que l’État arrête de se rendre lui-même coupable de discriminations ! Aujourd’hui, au-delà du droit de vote qui leur est refusé, les étrangers hors Union européenne sont interdits de postuler à 5,4 millions d’emplois, essentiellement dans la fonction publique et les professions de la santé et du droit.

La seconde, c’est l’inversion de la charge de la preuve devant les tribunaux. Il existe aujourd’hui un trop grand écart entre le nombre de discriminations perçues et l’immense difficulté de les établir pour les faire condamner. Aller en justice coûte beaucoup d’argent et représente une charge trop importante pour, bien souvent, ne pas gagner pas grand-chose au final. Il ne faut plus que cela soit aux victimes d’une discrimination d’en établir la preuve devant la justice, mais au contraire à l’entreprise, la personne ou l’entité incriminée, de prouver qu’elle ne s’est pas rendue coupable de discrimination.

Propos recueillis par Antoine Cariou.

Entretien extrait de « Il manque une volonté politique pour mettre un terme aux discriminations », magazine Alternatives Économiques, 29 mars 2022.

Photo / DR


[1Hormis aux élections municipales et européennes pour les citoyens de l’Union européenne.

[2Voir « Égalité salariale : les entreprises mises à l’index », magazine Alternatives Économiques, 18 décembre 2018.

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Date de première rédaction le 3 mai 2022.
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