Entretien

« Coronavirus : l’ampleur de la crise à venir dépendra des choix politiques »

À court terme, il faut aider les plus en difficulté et à plus long terme, moderniser les services publics. Entretien avec Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités réalisé par Julien Bisson de l’hebdomadaire Le 1.

Publié le 21 avril 2020

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L’épidémie de coronavirus met-elle en lumière les inégalités françaises ?
Le tableau est plus complexe que cela. D’abord, parce que la première des inégalités face à ce virus, ce n’est pas le niveau de vie, c’est l’âge. Les personnes les plus touchées sont les personnes âgées, et elles proviennent de tous les horizons sociaux. Le coronavirus ne choisit pas, ne distingue pas selon votre origine. Et même parmi les actifs, il ne touche pas seulement les catégories populaires : dans les hôpitaux, où le personnel de santé ressemble grosso modo à la société française, les médecins sont autant exposés que les infirmiers, les aides-soignants ou le personnel de service. Et c’est une dimension qu’on retrouve dans d’autres secteurs encore actifs, où des cadres continuent à travailler. Il ne faut donc pas voir les choses de façon binaire, et sur le seul plan des inégalités sociales.

Il n’en reste pas moins que ces cadres sont moins nombreux que les employés, et que ces derniers sont donc, en valeur absolue, beaucoup plus touchés par la maladie. On le voit aujourd’hui en Seine-Saint-Denis, département où habitent de nombreuses familles populaires, et qui connaît une forte surmortalité. Une chose est sûre : dans cette crise, comme dans toutes les autres, les plus défavorisés sont ceux qui vont souffrir le plus profondément, et devoir en supporter les conséquences les plus graves sur le long terme.

La France est confinée depuis un mois. Le logement est-il un facteur d’inégalité dans cette situation ?
C’est évident, et cette inégalité de peuplement des logements a une double conséquence : le surpeuplement rend les conditions de vie plus difficiles, et il accroît les risques de contamination au sein d’un même foyer. C’est une donnée qui touche bien sûr en premier lieu les catégories populaires, mais à laquelle il faut, pour être exact, ajouter deux bémols. D’abord, il est important de ne pas oublier que dans les centres des grandes villes, et à Paris en particulier, une partie des jeunes cadres sont confinés dans des appartements très petits, conséquence de l’exploitation qui est faite de cette jeunesse par les bailleurs immobiliers. Et l’autre variable, c’est la famille : à revenu équivalent, le confinement sera vécu de façon très différente si votre foyer compte plusieurs enfants, ou si vous êtes seul ou avec votre conjoint. Ces bémols étant posés, le tableau que met en lumière cette crise reste accablant : parmi les 10 % des foyers les plus pauvres, près d’un tiers vit dans un logement surpeuplé. Les moyennes nationales donnent parfois une image trompeuse de l’état du logement dans notre pays, car certaines habitations spacieuses sont occupées par des personnes âgées, isolées. Le revers, c’est la situation des jeunes et celle des familles populaires, entassées dans des appartements beaucoup plus petits, et à qui on demande en plus de prendre le relais des enseignants pour faire l’école à leurs enfants.

Qu’en est-il des sans-abri ?
Des dispositifs ont été mis en place assez rapidement au niveau local pour leur venir en aide. Mais pour ces populations sans-abri, réfugiées dans des camps ou dans des logements de fortune en bordure des villes, la maladie n’est pas une terrible nouveauté : elles sont déjà en première ligne de toutes les épidémies qui traversent le pays. On touche là à une autre forme d’inégalité, liée à la santé : un virus n’aura pas le même effet sur quelqu’un qui va régulièrement chez le médecin, prend soin de son corps et est capable d’acheter rapidement des médicaments, ou sur quelqu’un qui est à l’écart du système de santé. Pour les sans-abri, les mal-logés, ou encore pour les détenus en prison, pour qui le confinement est très difficile, l’enjeu est plutôt de ne pas être oubliés à nouveau, une fois la crise passée.

Une partie du pays est en télétravail, l’autre, contrainte de prendre des risques à l’extérieur. Certains perçoivent encore un plein salaire, d’autres se trouvent en chômage partiel imposé ou en perte d’activité. Quel effet a cette crise sur l’emploi ?
C’est sûrement dans ce domaine que la crise peut aggraver les inégalités existantes et avoir les effets les plus durables. Nous avons hérité d’un modèle social de qualité – ne l’oublions pas – qui amortit le choc de la crise pour une grande partie de la population, qui continue en effet d’être payée. C’est un système qui reste relativement protecteur, si on le compare au modèle américain, par exemple, où l’impact en matière d’emploi sera sans nul doute beaucoup plus grave. Mais notre système a peu à peu été grignoté ces dernières années, au nom de la « flexibilité de l’emploi » – expression utilisée pour masquer une forme d’insécurité sociale –, et c’est particulièrement évident en temps de crise, où les premières victimes sont les travailleurs en CDD non renouvelés ou en intérim. Pour eux, cet épisode marque un arrêt net des revenus, une situation dramatique, notamment pour les plus jeunes, qui avant 25 ans n’ont pas droit aux minima sociaux. Ceux-ci sont alors dépendants de leurs familles qui, au sein des milieux populaires, n’ont pas forcément les moyens de les aider. Il faut aussi penser aux chômeurs, dont la moitié ne sont pas indemnisés. Ou aux autoentrepreneurs, à qui on a fait miroiter la réussite sans avoir à débourser beaucoup de charges sociales, et qui en payent aujourd’hui le prix. Pour ces catégories-là, à l’emploi précaire, cette rupture de revenus signifie piocher dans leur épargne (s’ils en ont) et remiser certains projets de vie, alimentant ainsi une frustration et une colère latentes.

Cette crise peut-elle nourrir une forme de ressentiment ?
Elle donne en tout cas une caisse de résonance au décalage entre les situations de vie des différentes classes sociales, déjà mis en lumière par la crise des Gilets jaunes. Le départ des plus aisés vers leurs résidences secondaires a été vécu comme une nouvelle illustration de cette France confortable qui se moque de la France moche, qui fume des clopes, roule au diesel et remplit des caddies.

Les applaudissements de 20 heures ou les chaînes de solidarité sur les réseaux sociaux sont-ils hypocrites à vos yeux ?
Non, pas du tout ! Contrairement à certaines idées reçues, il y a un attachement extrêmement puissant dans ce pays à la solidarité, au bien commun et au vivre-ensemble. De nombreux indicateurs le montrent, de l’engagement associatif aux dons ou au bénévolat. Le discours de l’individualisme et du chacun pour soi est avant tout l’apanage du politique. La véritable question est de savoir ce que nous ferons de cet élan populaire. Le président de la République a tort, à mes yeux, de parler de guerre, car nous n’affrontons pas d’ennemi, mais il a raison de dire que nous vivons quelque-chose sans précédent. Peut-on imaginer ne pas en tirer de leçons ? Ça me paraît difficile.

Quelles leçons justement pourra-t-on tirer de cette crise ?
Des efforts vont être faits en termes de santé et de protection des populations, c’est certain. Il sera plus difficile de parler de « pognon de dingue » pour évoquer les dépenses de santé – même si certains pays, comme la Corée du Sud, semblent s’en sortir mieux avec des budgets inférieurs. Plus largement, les services publics devraient être au cœur de la prochaine campagne présidentielle, qui arrivera très vite, et on voit mal comment un président pourrait être élu, comme Emmanuel Macron l’a été, sur une promesse de réduction des effectifs de 120 000 fonctionnaires. Des débats fiscaux seront nécessaires sur la dette et le financement de la protection sociale, avec un effort généralisé de la population, et pas simplement du 1 % des plus riches. Les citoyens se montreront plus exigeants sur la qualité du service public : il y aura une demande d’investissements, à l’hôpital, à l’école, dans les transports publics ou les commissariats. Avec le risque, si rien ne bouge, d’une crise sociale aggravée qui fasse le lit de l’extrême droite.

L’Espagne va instaurer un revenu universel dans le but d’atténuer l’impact du coronavirus. Est-ce une bonne idée ?
Il y a souvent une méprise quand on parle de revenu universel : l’objectif devrait être non pas de donner de l’argent à tout le monde, mais de garantir un niveau de vie en-dessous duquel on ne peut pas tomber. C’est pourquoi je préfère parler de revenu minimum unique. C’est en effet un débat que cette crise peut relancer, avec une interrogation sur le niveau de ce revenu. Nous plaidons pour notre part pour qu’il soit fixé au niveau du seuil de pauvreté, soit 50 % du revenu médian, ce qui correspond à environ 900 euros mensuels pour chaque individu de plus de 18 ans. Ça peut paraître peu, mais cela permettrait déjà de sortir cinq millions de personnes de la pauvreté, notamment des jeunes actifs.

Craignez-vous une crise économique de grande ampleur dans les mois, voire les années à venir, qui creuserait encore les inégalités ?
Ce n’est pas une fatalité. Il faut se souvenir de la crise de 1993, qui avait été brève, mais très violente : elle avait été suivie, dans la période 1997-2001, par des taux de croissance comme la France n’en avait jamais connu depuis les Trente Glorieuses. L’ampleur de la crise à venir dépendra des choix politiques qui vont être faits. De ce point de vue, les premières décisions du gouvernement en faveur du maintien des salaires et de l’emploi vont dans le bon sens, et elles devront être prolongées pour pouvoir permettre un rebond une fois la crise sanitaire passée. Il ne s’agit pas de nier les difficultés auxquelles nous faisons face aujourd’hui, et auxquelles nous devrons faire face demain. Mais le discours catastrophiste peut aussi être paralysant, et nous amener à oublier que la solution est politique. Nous traversons aujourd’hui une épreuve commune, qui concerne le pays entier, une épreuve qui met en lumière les inégalités et leurs conséquences concrètes. On peut espérer qu’elle marque aussi un tournant qui permette de repenser les solidarités et de remettre le bien commun au centre du jeu.

Propos recueillis par Julien Bisson. Extrait de l’hebdomadaire Le 1, daté du 15 avril 2020.

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Date de première rédaction le 21 avril 2020.
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