Point de vue

Cadeau

Sur quelles justifications reposent les arguments de diminution de l’impôt sur la fortune ? Le point de vue de Denis Clerc, extrait du magazine Alternatives Economiques.

Publié le 14 décembre 2004

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L’impôt sur la fortune n’est pas accusé de rendre la vie des riches difficile ou impossible, mais de nuire à l’efficacité économique du pays. Après tout, que les riches n’aiment pas trop que l’Etat vienne leur prendre leur argent, c’est humain. Aussi, périodiquement, la légitimité de l’impôt sur la fortune (ISF) est mise en cause par ceux qui doivent passer à la caisse. Mais ce n’est pas simple. Car il est plus difficile d’apitoyer les gens sur le sort des riches que sur celui des pauvres : pour inciter les généreux donateurs à verser leur obole aux œuvres charitables, ces dernières se servent plutôt d’images de familles pauvres que du parrainage de Mme Bettencourt ou de M. Dassault.

Aussi, comme toujours lorsqu’il s’agit de causes très minoritaires, est-ce au nom de l’intérêt général que s’exprime la critique de cet impôt. Il n’est pas accusé de rendre la vie des riches difficile ou impossible, mais de nuire à l’efficacité économique du pays. Effectivement, parmi les résidents belges, on compte désormais quelques noms célèbres du « Bottin mondain des affaires » : Mulliez (Auchan, Leroy Merlin, Décathlon, etc.), Defforey (Carrefour), Darty, etc. L’Italie attire également quelques grandes fortunes, car, non contente de ne pas connaître l’impôt sur le patrimoine, ce pays s’apprête à voter une baisse substantielle de l’impôt sur le revenu. En Angleterre, l’association La France libre... d’entreprendre se targue de compter 1 000 adhérents chefs d’entreprise ou professionnels français installés outre-Manche. Un impôt équivalent à l’ISF n’existe que dans quatre pays (l’Espagne, la Finlande, le Luxembourg et la Suède), à des taux inférieurs à ceux appliqués en France. Après tout, mieux vaut être pragmatique qu’intégriste : si l’ISF freine l’activité ou incite à délocaliser, provoquant du coup plus de destructions d’emplois qu’il ne rapporte de ressources (2,4 milliards d’euros), sa réforme, voire sa suppression, se justifie.

Rassurez-vous : ce n’est pas par intérêt personnel que j’en suis arrivé à cette conclusion, mais en m’inspirant de Rawls, dont le « principe de différence » consiste à affirmer que « les attentes les plus élevées de ceux qui sont mieux placés sont justes si, et seulement si, elles fonctionnent comme une partie d’un plan qui doit améliorer les attentes des membres les moins bien placés de la société » (1). En d’autres termes, si le retour en France de M. Darty permet d’augmenter l’emploi et de réduire le nombre de chômeurs, alors va pour une baisse de l’ISF telle qu’elle fasse revenir M. Darty.

J’en étais là de mes cogitations, me demandant si j’allais oser en faire part, de peur d’être définitivement classé par certains comme un sous-marin social-libéral, lorsque j’ai lu le dernier rapport du Conseil des impôts. S’il reconnaît que le fisc français a la main lourde sur l’imposition des patrimoines, il avance que le capital productif bénéficie de plusieurs régimes de faveur qui compensent : amortissements plus favorables, régime des impatriés (les cadres étrangers venant travailler en France) mis en place en 2004, imposition relativement peu élevée des stock-options, etc. Comme, en outre, l’impôt sur le revenu est plutôt moindre qu’à l’étranger et l’impôt sur les bénéfices à peu près similaire, le Conseil conclut que « les logiques d’implantation [des firmes] à l’œuvre demeurent principalement non fiscales » et que « l’imposition des hauts revenus et des droits de mutation n’incite que marginalement à la délocalisation des activités ». Bref, la France attire les capitaux étrangers, même si elle fait fuir chaque année quelque 150 contribuables assujettis à l’ISF, très majoritairement âgés de plus de 60 ans.

La messe est-elle dite ? Eh bien non ! Il s’est trouvé un patron, Denis Payre, pour signer dans Les Echos du 2 novembre un article intitulé « Réformer l’ISF pour en faire un cadeau à la jeunesse ! ». En substance : ceux que le fisc pousse à partir ne demanderaient qu’à financer les « jeunes pousses » s’ils pouvaient rester en France. Bref, les rapporteurs du Conseil des impôts n’y connaissent rien. Pas étonnant, d’ailleurs : ce sont des fonctionnaires, lesquels dans le « Dictionnaire des idées reçues libérales » ne peuvent être que des ignares doublés d’inutiles.

Il est possible que je sous-estime la générosité, le dynamisme et le souci de l’intérêt général des contribuables de l’ISF. Mais, avant que cet impôt n’existe, il y a vingt ans, je ne parviens pas à me souvenir que les riches d’alors aient été portés au financement du capital-risque. Ni que, en France aujourd’hui, l’insuffisance de ce financement soit avérée. Ni, enfin, que le blocage de la croissance en France relève de causes financières. Mais je dois sans doute me tromper : les riches sont forcément plus intelligents et plus malins que les autres, sinon ils ne seraient pas devenus riches. C’est ce que doit sans doute penser la majorité de l’Assemblée nationale, qui vient de réduire l’ISF.

Denis Clerc

Ce texte a été publié par le magazine Alternatives Economiques, n°231, décembre 2004

(1) Théorie de la justice, coll. Points, éd. du Seuil, 1997, p. 106.

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Date de première rédaction le 14 décembre 2004.
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